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La drogue émotionnelle.
Par Michèle-Rose Wainhouse
Psychopédagogue, Écrivain, 
Site Web: http://michelerosewainhouse.com/  

Ce texte ne peut être reproduit en totalité ou en partie sans autorisation de l'auteur..


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La drogue émotionnelle

Le système de penser dualiste est une organisation complexe au service d’un projet précis dont l’exécution est le but du rêve d’usurpation. La division entre conscient et inconscient est le résultat de la volonté de séparation que l’esprit veut rendre réelle. Il ne faut pas oublier que l’idée de séparation est l’élément constitutif du monde rêvé, son principe même, et se reproduit à tous les échelons perceptifs de l’esprit divisé du rêveur. C’est donc par le biais de cette artificielle séparation de l’esprit entre conscient et inconscient, qui est la structure même de son système de penser, que l’esprit du rêveur peut nier ou se dissocier de ce qu’il croit ; de sorte que, comme dit l’adage, « sa main gauche ne sait pas ce que fait sa main droite ». Le rêveur ne peut toutefois pas échapper à ses croyances inconscientes car ce sont bien à leurs effets projetés auxquels il réagit, effets qui lui semblent quelques fois plaisants mais le plus souvent le tyrannisent, contre lesquels (et pour lesquels) il lutte, mais qu’il est finalement obligé de subir. Il faut cependant noter que la séparation entre le conscient et l’inconscient étant illusoire, c’est uniquement la croyance – qui n’est autre que la foi – accordée à la séparation qui donne à l’illusion l’apparence de la réalité.

Ainsi, pour le rêveur, l’effet du détournement du pouvoir par usurpation de la fonction est toujours un ressenti de culpabilité ; d’ailleurs, cette culpabilité persistante est bien la seule preuve de sa croyance au péché. En effet, croyant son péché de séparation et d’usurpation réel, l’esprit du rêveur ne peut que se croire coupable, bien qu’il s’en défende immédiatement en niant son ressenti : la croyance est ainsi préservée dans son inconscient et il lui apparaît alors que ce sont les autres qui sont coupables. Néanmoins, il ne pourra éviter de devenir conscient de sa culpabilité au travers de sa peur qui couve insidieusement et s’insinue dans tous les aspects de son rêve car, par définition, la culpabilité requiert punition. Une petite voix lui susurre que la punition se présentera sous la forme d’un sacrifice qui sera exigé de lui. Mais il ne sait jamais d’où et quand viendra cette punition qui, telle la fameuse épée de Damoclès suspendue par un crin de cheval au-dessus de sa tête, peut à n’importe quel moment l’anéantir. Plus il tente de se protéger contre il ne sait quoi, une attaque sans doute qui mettrait sa vie en danger car il est certain de mériter la mort, plus sa peur augmente. Les multiples protections qu’il imagine ne font qu’entériner la circularité du fantasme dans lequel il s’enferme. 

A contrario, sa culpabilité lui est indispensable, car elle est corollaire au pouvoir qu’il croit détenir et prouve qu’il a réussi à vaincre Dieu (1 ) . En fait, plus il se sent coupable plus il croit posséder ce pouvoir qui le valorise. C’est d’ailleurs ce qui explique l’attirance à la culpabilité (2 ) qu’éprouve le rêveur et qui le maintient endormi. L’attirance est si forte qu’il ne peut s’empêcher de poser des actes symboliques qui servent à reproduire le mécanisme de l’usurpation originelle afin qu’il ressente la culpabilité qui en est l’inéluctable effet. C’est pour cela qu’il continue inlassablement d’usurper la fonction d’un autre auquel il attribut valeur et pouvoir qu’il désire pour lui-même. Mais comme il dissocie toujours la cause de son effet, il ne voit pas la relation entre ce qui lui arrive et ce qu’il pense, dit ou fait. Certes, ce qui n’a pas de sens ne peut être compris. De sorte que la frustration qu’occasionne son incompréhension, ses échecs répétés, sa culpabilité et, finalement, l’absence de sens des objectifs qui constituent « sa vie », est ressentie par le rêveur comme une privation de sa liberté ; et c’est cela son sacrifice.

Plus sa cellule de vie l’emprisonne et se referme sur lui, plus la conscience grandissante de sa culpabilité l’oblige au repli sur lui-même – là où sa peur du châtiment vient le tenailler –, plus le rêveur va chercher à se sauver. Car il arrive un moment où le pouvoir qu’il imagine posséder ne peut plus contrebalancer sa culpabilité. Il tentera toujours de s‘en débarrasser en accusant l’autre ou les autres, mais il ne trouvera pas le soulagement espéré et se sentira même encore plus coupable de les avoir ainsi attaqués. S’il ne peut renoncer à cet engrenage, c’est parce que la fonction de la culpabilité est d’être la colle qui tient ensemble le montage « fabriqué » de son système illusoire. En fait, l’émotion qu’il ressent lorsqu’il se croit coupable l’attire et fait que sa culpabilité reste en lui parce qu’il est devenu dépendant de cette émotion : c’est sa drogue. D’ailleurs, il n’y a pas que le ressenti de culpabilité qui l’attire, la douleur aussi (3 ) . Son ressenti émotionnel négatif lui procure du plaisir – qu’on le nomme stress, pression, tension, angoisse – et lui donne le sentiment d’exister, comme si la vie ne pouvait se ressentir que par cette perpétuelle stimulation affective douloureuse. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le rêveur confonde la douleur avec le bonheur puisque son rêve même fut l’échange de l’amour pour son inverse, la haine. Longtemps il en restera inconscient ; longtemps il ne verra les effets de sa haine qu’au-dehors, « en temps réel » : dans son pays, sa ville, son village, son quartier, dans son immeuble, puis hors de ses frontières entre pays en guerre ; mais aussi en « temps virtuel », dans de nombreux films qui seront même primés, dans les journaux écrits ou télévisés, dans les jeux vidéo qu’il offrira à ses enfants. Il sera le premier à se plaindre de la folie du monde, de l’arrogance des puissants, de l’injustice, de la corruption ou du terrorisme aveugle, bref, de l’insécurité ambiante. Pourtant, le spectacle auquel il assiste apparemment impuissant n’est qu’une succession d’images projetées sur l’écran du vide de son esprit endormi, figurant symboliquement ce qu’il croit. Et tant qu’il ne se rendra pas compte que c’est lui qui le croit, il continuera de rêver à ce vain jeu de la peur, et aucun verrou, aucune représailles économiques ou militaires, aucun droit constitutionnel, aucune « force de l’ordre », aucune suprématie militaire, aucun parti politique, aucune appartenance sociale ou religieuse, aucune assurance, ne lui permettra de se sauver ou d’échapper à son cauchemar. 

Ce sera donc en étant constamment conscient de son état endormi et de l’irréalité de son rêve, et en acceptant la responsabilité de ses propres croyances à la séparation et à ses effets, que le rêveur devra commencer – du moins si son intention est bien de se réveiller à sa réalité. Et c’est en déchiffrant le sens métaphorique des événements de sa vie – de ce qui lui arrive quotidiennement, de ce qu’il entend et perçoit – qu’il découvrira les croyances cachées dans son inconscient. Le processus intérieur du rêveur ressemble en tout point à celui du prisonnier condamné pour meurtre. Le rêveur aussi se prend pour un meurtrier ; sa haine secrète et ses intentions malveillantes l’en convainquent à chaque instant. La condamnation à perpétuité (ou à mort) du meurtrier n’est que la métaphore de son propre rêve. Pendant ses interminables années de cellule, le prisonnier va toutefois prendre conscience de ses pulsions destructrices et vengeresses et va, petit à petit, se laisser guider dans ce processus initiatique par l’observateur qu’il aura accueilli en lui-même. Il lui faudra admettre ses multiples échecs, reconnaître l’énormité de sa colère, dévoiler ses motivations, en voir la folie, puis en reconsidérant tout ce qu’il croit et en prenant la responsabilité des pensées démentes qu’il avait projetées sur le monde et les autres, il apprendra éventuellement à renoncer à l’idée haineuse qu’il se faisait de lui-même. Mais il devra absolument renoncer à la culpabilité qui a suscité cette idée : c’est elle qui le maintient prisonnier. S’il consent à accomplir tout cela, l’aide du principe spirituel est assurée et, un beau matin, il aura la certitude d’avoir été pardonné. Ainsi il devient libre en lui-même ; il s’est identifié à l’esprit plutôt qu’à la personne qu’il croyait être, et c’est l’élargissement de sa conscience d’être qui va le libérer. Comme pour le prisonnier dans sa cellule, cette liberté suppose que le rêveur ait décidé de renoncer définitivement à sa drogue émotionnelle : son ressenti de culpabilité et son attirance à la mort.

Toutefois, comme le choix premier de rêver reste applicable jusqu’à l’instant du réveil, le renoncement à la drogue émotionnelle (comme le désir de dormir de Psyché) doit être constamment réaffirmé, choisi à nouveau et à nouveau, car ses ressentis affectifs – qu’ils soient jouissifs ou douloureux – lui donnent l’impression et l’illusion d’exister ; c’est à cela que sa vigilance doit s’appliquer. Mais si la vigilance que le rêveur doit constamment soutenir pour réaffirmer son choix se relâche ou qu’il se décourage, il sera tenté de ruser. Il va alors recourir à l’euphorisation sensorielle, croyant pouvoir ainsi échapper à son cauchemar.

L’échappée verticale

Cette tentation est illustrée, toujours symboliquement, par la suite de l’histoire de Dédale qui ne put se soustraire au courroux du roi Minos. Rendu furieux par l’aide que l’architecte avait apportée à Thésée, le roi fit enfermer Dédale dans le labyrinthe avec son fils Icare. L’Ingénieux était pris à son propre piège, sans truc ni ficelle cette fois, du moins apparemment car Dédale imagine un autre artifice : il confectionne, pour lui et son fils, deux paires d’ailes en cire qu’il recouvre de plumes d’oiseaux. Puisqu’ils ne peuvent sortir du labyrinthe horizontalement, ils vont tenter de le faire verticalement. Autrement dit, ce qui ne peut être fait dans la forme peut se faire dans et par l’esprit. Dédale met toutefois son fils en garde : ne t’élève pas trop haut, lui dit-il (autrement dit, ne te laisse pas emporter par ton ambition), car si tu t’approches du soleil, la cire de tes ailes fondra sous la chaleur. Les ailes, ainsi fabriquées et fixées à leurs bras, les propulsent hors du labyrinthe alors qu’il fait encore nuit. Ils s’élèvent rapidement dans le ciel en direction de la mer ; car Dédale est Athénien et veut retourner chez lui d’où il s’était exilé. 

Athènes aussi est un symbole. Athènes, ville de l’Attique et capitale de la Grèce antique, doit son nom à sa protectrice, Athéna, fille de Zeus qui, pour naître, sortit de la tête de son père toute armée. L’image est parlante, car ce qui sort « toute armée » de la tête de Zeus ne peut être que sa volonté non divisée. En effet, Athéna est toujours pour Zeus l’exécutrice d’une volonté cohérente par laquelle l’effet de la décision est conforme à l’intention. Ses conseils sont écoutés d’Ulysse et c’est elle qui le guide dans son retour à Ithaque, symbole de son appartenance au Royaume où l’attend la constance de l’Amour (Pénélope). Par extension, l’Athènes mythique, figurée par le temple du Parthénon consacré à la déesse, représente le point de conscientisation de la vie de l’esprit, son point nodal, son centre symbolique ; et c’est ce que fut Athènes, culturellement et historiquement pendant tant de siècles. Ainsi Athéna et Athènes se confondent au travers de leurs symboles : la chouette, perchée sur l’épaule d’
Athéna, symbole de sagesse, dont l’image était frappée sur les pièces de monnaie, et l’olivier qu’elle offrit aux athéniens, symbole de richesse (l’huile) et donc de connaissance. Que Thésée et Dédale en soient tous deux originaires n’est donc pas anodin. 

Dédale et son fils survolaient la mer en direction du nord. Bientôt les premiers rayons d’Hélios trouèrent l’horizon de part en part et Aurore, « aux doigts de rose », « à la robe safranée », apparue soudain conduisant son char tiré par ses chevaux divins, Phaéton (le brillant) et Lampos (l’éclatant), laissant Dédale ébloui. La surface de la mer, telle une plaque d’airain, luisait d’éclats chamarrés ; l’exaltation l’envahissait à la vue du spectacle grandiose dont il était témoin. Eole, le maître des vents, leur était propice car Zéphyr les poussait doucement sans qu’ils aient d’efforts à faire. Et Dédale se laissait aller à se féliciter de son exploit. Il tourna son regard en direction de son fils comme pour quêter son acquiescement à tant de bonheur, mais il ne le vit pas. A droite, à gauche, derrière lui ? Où était-il donc passé ? En levant la tête, il l’aperçut qui s’éloignait à grands coups d’ailes vers les hauteurs éthérées. L’enthousiasme d’Icare ne le surprit pas, mais il était inquiet : le garçon dans sa fougue avait oublié son conseil.

Icare volait de plus en plus haut. Son ardeur le grisait et il se sentait transporté par la légèreté éthérée qui avait succédé à l’air raréfié de la stratosphère qu’il venait de traverser. Ses pensées défilaient dans son esprit, elles se précipitaient les unes contre les autres et il n’arrivait plus à en contrôler l’ordonnance ; son attention consciente s’embuait, s’opacifiait. Ses bras, et donc ses ailes, sans contrôle conscient ne s’ouvraient plus assez largement pour surfer sur le vent, mais il n’en avait cure ; il n’avait plus conscience de la pesanteur et l’expansion mentale qu’il éprouvait lui donnait l’impression d’être sans limite, libre, enfin libre ! Son cœur battait si vite que c’est à peine s’il respirait. Il n’entendait pas non plus les appels de son père qu’il apercevait bien plus bas, petite ombre presque indistincte qui se fondait dans l’immensité bleutée ; ses oreilles bourdonnaient et il croyait entendre l’harmonie des sphères… Plus il montait, plus il entrait dans la lumière éblouissante du soleil. Puis, tout à coup, ce fut le noir complet. 

Dédale s’époumonait dans l’espoir d’attirer l’attention d’Icare quand il le vit passer comme une flèche, ses ailes collées à son corps, la cire fondante s’enroulant en spirales autour de lui. Il n’y eut sur la surface d’airain qu’un scintillement écumeux avant qu’il ne disparaisse. 

Comme toujours, la mise en garde du mythe est littérale : la triste fin d’Icare fait allusion à l’échec du rêveur qui confond le processus d’éveil avec ses sensations exaltées. Cette exaltation l’entraînera, par mystification mentale, vers une « éthérisation » de son esprit qui n’a rien à voir avec un véritable éveil. C’est justement cet effet-là qui est associé aux mouvements dits « sectaires » – comme aussi aux drogues de toutes sortes. La tentation de faire de sa quête spirituelle cette échappatoire lui substitue un travesti facilement mettable, comme les ailes d’Icare ; or l’habit ne suffit pas à faire le moine. Ce faux-semblant ne l’aidera pas à transcender ses croyances à la dualité qui font de son rêve ce qu’il est. Ces pratiques artificielles, souvent dues à une ambition démesurée, qu’elles soient suscitées par des drogues euphorisantes ou par des moyens d’aliénation mentale, ne font que séparer encore plus le rêveur de son rêve en lui donnant l’illusion de liberté, et même de « sainteté » par identification à un état particulier qui le rendrait « spécial ». Le rêveur devra finalement en convenir : il ne pourra s’échapper de son rêve, que ce soit horizontalement en allant ailleurs, ou verticalement en anesthésiant son esprit ; il pourra seulement se réveiller.

© Michèle-Rose Wainhouse
Extraits de La vie de l’esprit, Réflexions sur l’itinéraire rêvé du « héros »

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Notes:

1. Cf. A Course in Miracles©, T. 18-II-III
2. Ibid. T. 19–IV
3. Ibid.
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