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Complaisance victimaire, un démenti

Par Illel Kieser El Baz, Psychothérapeute, Psychologue clinicien

Toulouse, France

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Complaisance victimaire, un démenti

Comme tous les mardis soir, je participais au débat du café philo « Victor Schoelcher » à Toulouse. La problématique du jour portait sur la notion de pardon. On évoqua la Shoah, bien sûr et, cela va de soi, les victimes des crimes spectaculaires dont il est si souvent question dans les médias. D’un côté la présence de la mémoire collective, de l’autre la puissance d’une information partielle qui alimente la rumeur. On évoqua enfin les victimes ordinaires, celles plus nombreuses et anonymes des violences familiales ou de proximité. Et, au détour d’une intervention, quelqu’un évoqua la complaisance dans laquelle certaines victimes sembleraient se vautrer. J’ai l’habitude de lire ces remarques sur les forums, ici ou là, dès qu’il s’agit d’évoquer les victimes de maltraitance de l’enfance, les victimes de viol. Si la question du pardon est importante, collectivement la plainte semble soulever bien plus de questions car c’est la cécité dont la société fait preuve à l’encontre des victimes qui se pose aussi.

On évoque la complaisance victimaire pour dénoncer les excès de requêtes dont les victimes semblent inonder notre champ médiatique et, soi-disant, la justice. En corollaire, la société compassionnelle paraît comme un concept très opportuniste pour justifier un détournement d’attention au détriment de faits bien plus importants.

Ceux qui dénoncent la complaisance victimaire semblent évoquer une sorte d’abus ou d’inflation de la plainte. Immanquablement cela nous renvoie à une injonction : "Si tu te secouais un peu ça irait mieux !" Qui fait référence à des règles morales bien présentes actuellement. La remarque est similaire à celle qui fait de la femme violée une « salope » qui « l’a bien cherché ». Ce que dénoncent d’ailleurs la Marche des salopes dans les grandes capitales du monde.
Quelle serait la limite au-delà de laquelle la plainte deviendrait outrancière et, par conséquent, infondée?

Pour les juristes la réponse est simple : le droit répond, dans l’état, à la plupart des lésions que l’être humain peut infliger à autrui et que nos sociétés "évoluées" ont nommées. Il appartient donc à la victime de s’y référer. Au-delà nous serions dans le registre de l’émotionnel et du pathos, une injure au droit, avec, pour seule motivation, tirer profit d’une société qui se vautre dans la compassion. L’argumentation est fort bien ficelée, elle fait appel à la raison mais aussi, et de manière pernicieuse, à une sorte de préférence pour la volonté.

Bien entendu les médias sont mis à contribution, eux qui semblent se gaver de la misère environnante en jouant avec délice des malheurs d’autrui.

Si nous parlons de victime nous évoquons une lésion physique, psychique voire les deux. 
Pour les psychologues il s’agit de nommer ce qui semble être une tendance à se figer sur une blessure réelle, certes, mais qui n’aurait plus de sens à un moment donné de l’histoire du sujet. Il y aurait alors une sorte de jouissance "perverse" à perpétuer un instant qui se perd dans le passé. Il s’agirait bien d’une insulte à la bienséance psychologique.

Puisque les détracteurs de la plainte publique s’appuient sur des mécanismes rationnels, voyons ce qu’il en est du côté du système nerveux central, là où la psychologie a fait de gigantesque progrès en 30 ans.

Les mécanismes en jeu sous l’effet d’un trauma

Les effets d’un trauma sont durables et s’estompent très lentement, si bien que la répétition de l’événement traumatique induira des formes particulières de réactions neurophysiologies que l’on repère dans le cas de traumas sexuels ou de maltraitances subis dans l’enfance, de torture, de guerre, etc. La permanence ou la cyclicité du trauma empêchant le cerveau de cautériser la blessure initiale, les effets deviennent cumulatifs et s’installent en strates successives si bien que les réactions deviennent chroniques. L’impact du danger répété, tant au plan somatique que des mécanismes nerveux conduit à des changements de comportements qui peuvent bouleverser toute la sphère cognitive et l’apprentissage, principalement chez des sujets jeunes. Le sujet doit faire face au danger externe et aux réactions incompréhensibles de son corps.

Les chercheurs ont nommé mémoire traumatique (Muriel Salmona) ce trouble installé de la mémoire émotionnelle qui est une conséquence des violences graves et répétées infligées à l’organisme. En situation d’alerte, la mémoire devient plus perméable aux éléments environnants afin d’enregistrer les conditions du danger. Il s’agit d’une faculté adaptative de survie permettant de reconnaître et d’éviter le danger lorsqu’il se présente de nouveau. Elle se traduit également par des réminiscences intrusives qui envahissent la conscience au point de perpétuer le sentiment de chaos et de confusion mentale. (flash-back, illusions sensorielles, cauchemars, rêves lucides)
- http://www.sosfemmes.com/violences/violences_psychotrauma.htm

Ces troubles font revivre à l’identique, tout ou partie de la scène traumatique, avec la même détresse, la même terreur et les mêmes réactions physiologiques, somatiques et psychologiques que celles vécues lors des violences initiales. « Autonome, Anhistorique, non-intégrée, hypersensible, la mémoire traumatique est déclenchée par des sensations, des affects, des situations de la vie présente qui rappellent, consciemment ou non, les violences ou des éléments du contexte traumatique, et ce jusqu’à des dizaines d’années après le trauma. » (Muriel Salmona)
Le stress aigu laisse ainsi des traces indélébiles dans la mémoire traumatique, favorisées par la libération d’un fort taux d’adrénaline et un faible taux de cortisol, deux hormones libérées par les surrénales.

« L’adrénaline nous prépare à la fuite alors que le cortisol tempère ce mouvement et permet de nous ressaisir une fois le danger écarté, explique Nicolas Bergeron. Mais en situation de stress aigu et répété, le niveau de cortisol est trop bas pour moduler l’effet d’hyperactivité de l’adrénaline et ce niveau reste bas tout au long de la période de stress post-traumatique. Le résultat est que la personne est en état d’alerte permanent. »

(Le Dr Nicolas Bergeron est psychiatre, chef de Projet Montréal au Centre Hospitalier Universitaire de Montréal et président de Médecins du monde. Il vivait à New York au moment de l’attaque terroriste contre le World Trade Center. C’est cette tragédie qui l’a amené à s’intéresser au SSPT.)
Outre les hormones, le stress post-traumatique met en cause trois centres nerveux – qui font partie du système limbique avec l’insula. D’abord l’amygdale, siège de la mémoire émotionnelle (et traumatique), provoque le sentiment de peur. Puis l’hippocampe fournit des repères visuels permettant ensuite au cortex préfrontal de tempérer la réponse de fuite en adaptant les comportements et attitudes qui s’ensuivent. L’hippocampe est un véritable logiciel de traitement des informations stockées dans la mémoire. C’est son action qui permettra une réaction modérée et pertinente. Il reçoit du cortex, d’une façon différée, l’information nécessaire pour l’élaboration de souvenirs conscients à propos d’événements récents.



« Très difficile à contrôler – tout au moins sans approche thérapeutique, la mémoire traumatique peut, surtout parce qu’elle est souvent parcellaire et liée aux capteurs sensoriels, ne pas être identifiée ni reliée au traumatisme – y compris par le clinicien ou le médecin – ce qui la rend d’autant plus déstabilisante et destructurante (impression de danger et de mort imminente, impression d’éclater, de devenir fou...). » (M. Salmona)

Les personnes ainsi blessées développent des comportements inadaptés, souvent déconnectés de la réalité physique. Les mécanismes neuronaux perturbés favorisent également un fort taux d’anxiété qui altère la sphère comportementale et cognitive.

Enfin, dans ses stratégies de survie, l’organisme, suivant une voie de moindre souffrance, peut produire des comportements paradoxaux. Plutôt qu’une mort imminente – par auto-empoisonnement – il choisit de sacrifier une partie de lui-même. (Addictions, scarifications, troubles des comportements alimentaires, etc.) Même si cela se fait aux dépens de réponses adaptées – reconnues comme telles selon la norme d’une société, ce sont des comportements compensatoires qui ont un sens pour la victime qui en témoigne d’ailleurs, pour peu qu’on tende l’oreille à sa plainte.

Peut-on se complaire dans la plainte ?

Est-il vraisemblable qu’une victime se complaise dans la plainte ? Formellement, non ! La souffrance est puissante, profonde et, malheureusement durable. Intérieurement la victime sent sa vie en danger. Le choc traumatique provoque une lésion qui affole deux structures : les amygdales et l’hippocampe. La répétition de la lésion induit ensuite un auto-empoisonnement de l’organisme par l’intensité de la réponse neuronale chaotique. (en apparence) La libération intensive et continue de noradrénaline et de cortisol peut provoquer à son tour des lésions profondes, voire fatales.
Nous avons vu que ces réactions chaotiques se nourrissent d’une désorganisation durables des capacités mémorielles et cognitives. La conscience, elle-même dépendante du système régulateur du cortex cérébral ne peut rien contre cette irruption du chaos. La couche suivante d’apprentissage qui s’installe par-dessus cette zone traumatique, ne peut se perpétuer qu’en isolant au mieux les sédiments pollués et en luttant contre l’auto-empoisonnement. Mais le sentiment de chaos, même s’il peut être isolé provisoirement, demeure toujours présent, ce qui transforme la plainte en un gémissement continu.

Ajoutons que plus le traumatisme est précoce plus les effets sont dévastateurs et, mal compris, durables.

Comment, dès lors, concevoir qu’un sujet puisse se complaire dans une sorte de jouissance de la plainte ? Ce serait prêter à ces sujets une intention perverse là où l’intention – au sens de conscience – elle-même n’existe plus. Là où il ne s’agit que d’un cri de douleur.

Des concepts creux au service de l’ordre

Le regard que nous portons sur la victime, celle qui dit sa souffrance, nous interpelle à deux niveaux. Au plan de la personne, un traumatisme sexuel, même bref (viol) ne se résume pas seulement en un fait matériellement établi et formellement repéré par des preuves. Les dommages subis sont tels que la vie de la victime risque d’être complètement et durablement transformée. Au plan collectif, le regard que la société porte sur cet excès d’émotions nous le ferait passer la victime pour une sorte de « malade », une « histrionique » disent certains experts. Ces deux regards incompatibles cohabitent le plus souvent au détriment de l’individu. Face au caractère envahissant du mal, une société peut fort bien réagir par le déni, par le rejet et non par souci de préservation et de soutien des individus lésé.
Les différents arguments justifiant l’existence d’une complaisance victimaire ne seraient-ils pas, plutôt, le fruit d’une tendance plus ou moins aveugle mais de plus en plus pressante à pointer du doigt ce qui dérange l’ordre présent ? Cet ordre que le droit tente de maintenir souvent bien au-delà de son champ de compétence. La société compassionnelle ne serait-elle par le symptôme de maux bien plus profonds et étendus que nous voudrions le croire en dénonçant ceux qui portent leur plainte sur la place publique ? Intervenant en supplétive du droit, la psychologie, une forme de psychologie plutôt, n’aurait pas d’autre fonction que de fournir des arguments prétendument scientifiques à une doxa immuable et universelle.

En d’autres mots, la plainte, au-delà d’un certain seuil, devient socialement intolérable car elle touche à l’ordre et son existence, sa persistance constituent un facteur perturbant or, plutôt que d’y déceler une sourde protestation qui mériterait une pointe d’attention, elle est conçue comme une manifestation méprisable. Ceci révèle ainsi une paresse politique et une cécité morale dont les implications pourraient s’avérer profondes. Comme si le chaos dont la victime se plaint risquait de contaminer la société dans son ensemble...

Ce n’est pas une victime qui crie trop, c’est un voisin qui ne supporte pas les cris !
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Par Illel Kieser El Baz, 
Psychothérapeute, Psychologue clinicien
Toulouse, France

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