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Patrick Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris
Paris, Plon, 2001, collection Terre Humaine.

Critique de livre par Olivier Douville, Psychanalyste, Maître de conférence, Paris, France.
Directeur de publication de la revue Psychologie clinique
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Patrick Declerck, Les naufragés. Avec les clochards de Paris
Paris, Plon, 2001, collection Terre Humaine.

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Aujourd'hui, avec le phénomène massif de l'exclusion sociale, les cliniciens et les travailleurs sociaux sont pris dans un vertige entre médicaliser le social ou " ethnologiser " la souffrance psychique. Avec l'exclusion, la société se forge une image de l'autre radical qui n'est plus le migrant mais le pauvre. Nous revenons là à une forme de mise en stigmatisation qui était dominante il y a une vingtaine d'années, comme a pu l'établir un des plus inventifs suiveurs de Balandier, G. Althabe. Depuis, ce fut le grand succès médiatique, électoral, voire universitaire, des militances ségrégatives et culturalistes, représentées en France par la néoethnopsychiatrie de T. Nathan ou M.-R. Moro. Cet au-delà de la pauvreté qu'est la misère mène à considérer que le sujet mis en " hors-lieu " n'est plus alors uniquement et simplement l'exilé " exotique ", il devient cet exilé de l'intérieur que l'on nomme " exclu ". Disons, tout de suite que l'inconfort des psychologues, psychiatres et des travailleurs sociaux face à l'exclusion, est inévitable mais la question qui le motive reste très mal posée.
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L'affirmation qu'il existe une catégorie supposée homogène d'exclus est une fiction, c'est-à-dire que ce n'est rien de plus qu'une hypothèse tenue à tort pour une thèse. Cette réduction idéologique qui unifie les exclus en tant que population à part légitime qu'un certain nombre de traitements soient préconisés en direction d'une population cible. Depuis un certain nombre d'années, la sociologie et l'anthropologie du contemporain, avec et après Balandier, se sont intéressées à ce qu'on pourrait nommer la structure négative de la société : l'exclusion. Cet intérêt, à l'exception des recherches de Vexliard, qui ont près d'un demi sièclde, n'a pas produit beaucoup de documents cliniques accessibles au grand public. Des rapports de recherches existent, mais ils restent peu diffusés. Des actes de colloques également (tout dernièrement et sous la direction de F. de Rivoyre, Psychanalyse et Malaise social chez Érès), des numéros de revue (Psychologie Clinique en 1999, L'Homme et la Société en 2001, toutes deux éditées par L'Harmattan), mais nous disposions jusqu'à présent de peu de témoignages d'envergure portant sur les modes de traitement psychique possible avec des sujets chronicisés dans la clochardisation. 
Voici donc que P. Declerck, anthropologue et psychanalyste, relate dans ce volume de la collection " Terre Humaine " son travail ethnographique et psychothérapeutique avec des clochards. Il ne s'agit pas pour lui de nous expliquer comment soigner les clochards en vue de les réinsérer (chimère le plus souvent) mais comment leur rendre une vie possible. Et c'est comme anthropologue, guidé et conseillé par G. Devereux, puis dialoguant avec J. Malaurie (le directeur de cette irremplacable collection de livres) qu'il a voulu se tenir au plus près de la vie de ces clochards, se coulant dans les rythmes précis et inévitables de leur vécu quotidien, à ces moments où ils sont (souvent de leur plein gré) ramassés et " hygiénisés " par les centres d 'hébergement d'urgence, dont le C.A.S.H (Centre d'accueil et de soin hospitalier) de Nanterre.
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Anthropologue et psychanalyse, c'est à partir de sa consultation d'écoute destinée aux SDF, en France, la première de ce type, qu'il a ouverte dans le cadre de Médecin du Monde, qu'il parle de clinique. Il nous donne là des indications sur la psychopathologie de la désinsertion extrême, sans évacuer les dimensions transférentielles et contre-transférentielles qui ont donné du poids et du sens à certaines de ses prises en charge.
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Nous verrons, en un premier temps, comment sa démarche inscrit une rupture dans les tendances classiques de la recherche portant sur le fait social atypique en anthropologie. En second lieu, nous désignerons les axes de la clinique à laquelle il nous introduit.
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Si la tendance classique des recherches sociologiques avec R. Linton, anthropologique avec C. Lévi-Strauss, voire ethnopsychanalytiques avec G. Devereux, a été d'analyser les contradictions de la société et les résolutions structurelles de ces contradictions sociales à partir des systèmes d'exclusion, l'accroissement important des exclus dans le monde occidental, amène à considérer cette "catégorie " des " exclus "pour elle-même. En avance, sur nos élaborations, des romanciers avaient déjà tenté de serrer, au plus près, cette condition du sujet réduit à une pure survie. S'impose ici le roman de Walter Kolbenhof, Untermenschen, initialement paru, en 1933 au Trobis-Verlag, maison d'édition fondée à Copenhagen par le psychanalyste communiste allemand en exil W. Reich .
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L'exclusion, ce terme tout à la fois trop réel et trop allégorique, suppose un individu qui n'est pas ou n'est plus intégré dans un réseau de solidarité familiale, amicale ou de quartier. Une telle définition fait donc ligne de partage entre exclusion et précarité. Il existe des quartiers, des banlieues en situation économique précaire mais où se produisent des systèmes et des réseaux de solidarité économique, parfois fondés sur le troc, parfois fondés sur des économies marginales ou peu légales. En raison de l'existence de ces réseaux de solidarité nous ne pouvons pas en ces cas parler d'exclusion. À l'inverse, des îlots d'exclusion, des non-lieux situés aux abords de ce qui montre et permet le déplacement des corps et des objets, de ce qui donne présence et rend physiquement palpable la vitesse (bretelles d'autoroute, halls de gare ou d'aéroports) voient se rassembler des " enfermés dehors ", des " exilés de l'intérieur " comme on les nomme parfois . L'exclu n'est alors plus seulement celui qui habite dans des lieux où règnent la misère et le chômage massif, il est celui qui a franchi une ligne, un seuil, un passage, qui a effectué un franchissement où il s'absente au lien social et à la fraternité de discours. 
C'est souvent dans une relation catastrophique à l'espace commun, à la polis, que la précarité bascule vers l'exclusion. À Paris, vivent ou survivent entre 10.000 à 15.000 clochards ; autour de ce noyau gravite une population hétérogène, composées de jeunes gens, parfois adolescents, toxicomanes et prostitués des deux sexes, de gens perdus à la sortie de la prison, voire de l'hôpital psychiatrique. Le monde de " la cloche " évolue aussi et vite, devenant sans doute encore plus inquiétant et violent qu'il ne l'était jusqu'alors. 
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P. Declerck ne nous présente pas seulement les résultats d'une observation participante datée. Grimé en clochard, il fut, il y a quinze ans, motivé à connaître de l'intérieur les centres d'hébergement d'urgence. La présence dangereuse de toxicomanes, la complication due au délabrement de l'hygiène en raison de la fréquence des contaminations VIH (des aiguilles infectées circulent) sont des facteurs assez neufs qui l'ont, dit-il, dissuadé de poursuivre jusqu'à son terme une autre observation participante il y a peu. Les descriptions qu'il nous livre de son expérience " anthropologique " passée sont éprouvantes, émouvantes, et font du début de ce livre une forme d'exploit de grand journaliste. Avec ce qu'il peut y avoir de fascinant et d'impressionnant, voire d'héroïque dans ce genre de démarche. Avec aussi, et cela peut nous gêner, un lyrisme un peu célinien et presque jouissif à décrire des corps comme si la réalité se muait, et se sublimait, en un tableau de Bruegel le vieux ou de Bosch. Un livre constitué de ce genre de témoignage aurait tout de même vite rencontré sa limite. Or, si le titre Les Naufragés évoque bien une collection d'autrui au bout du rouleau, et annonce presque un spectacle de la radicale étrangeté de ces altérités limite, le sous titre proposé " Avec les clochards de Paris " rassure et convient mieux. De cet " avec " ce livre nous sait nous parler. 
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C'est bien comme un autre qu'eux et comme un interlocuteur de leur misère et de leur humanité que P. Declerck a réellement rencontré des sujets. Il fallait décrire les conditions d'existence, les cruautés, sans doute peu évitables, de la forme que prennent certains secours d'urgence, mais l'auteur va plus loin. Il ne s'expose pas à nous sur le seul mode de celui qui a partagé les mœurs et les coutumes d'une lointaine tribu. Il indique comment il intervient, entend, parle et se porte à la hauteur des demandes d'écoute qui lui sont adressées. C'est un psychanalyste sans divan, riche de ses convictions théoriques et s'y repérant avec sa compassion, ses colères, ses brusques envies de mettre, parfois, à la porte ces patients ou de les suivre, au loin, une fois passé les murs avec cette volonté pathétique de repérer les trajets d'errance souvent mortels que connurent certains, 
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Et nous voyons ces grands exclus prendre épaisseur humaine. Dans leurs mélancolisations, ils nous mettent sous les yeux que ce qui permet pour un sujet de se donner une consistance de corps et de langage est bien que quelque chose de son histoire individuelle dans ses défaillances soit supportée par l'histoire collective. Nous voyons très bien que des sujets en grande exclusion ramènent au premier plan ce que l'histoire collective à dans la violence de notre époque, réouvert de non partageable et de non symbolisable. 
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Les exclus refusent le plus souvent les trajets de réinsertion qu'on leur propose. Il semble assez douloureusement noté que le sentiment de dette leur est assez peu connu, ou, du moins, assez peu moteur, au risque que le soin se réduise à une gestion la plus appropriée de l'organisme de chacun ou de la masse qu'ils représentent collectivement. Les excès de colère, des refus virulents ou des haine parfois exprimées par des sujets marqués par un vécu d'exclusion ont souvent reçu une explication compréhensive, compassionnelle et médicale. Il n'est pas faux de mettre de tels excès au compte des ingestions massives d'alcool et de solvant. Mais comme c'est réducteur ! Il serait temps aussi de situer cette agitation du corps propre, ces monstrations de l'obscène, ces excès, ces colères, ces cris, etc. comme des signes de résistance à la violence soft, policée, efficace qui est en train d'accabler nos temps dits " modernes ". Les sujets en exclusion et qui ne s'accommodent pas ou plus de petits rabibochages sociaux, manifestent une façon de résister à la promotion actuelle de masquage du réel des corps, des parlers, des histoires et des lieux.
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Anti image d'Épinal et anti manuel pour âmes délicates emplies de bons sentiments et militantes de la charité et de la compassion tout terrain, ce livre, qui ne vous lâche, pas pose des questions justes et annonce des désillusions nécessaires.
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Parce qu'il est un chercheur conséquent, P. Declerk refuse le confort aseptisé que distille l'usage de certains mots. Ainsi le mot de réinsertion, que je rapporcherai volontiers de celui de " surinclusion " utilisé de façon critique par P.-L. Assoun lorsqu'il parle de l'exclu comme sujet du préjudice. Il faut se faire à l'idée que nombre d'hommes et de femmes qui survivent aux limites de la raison sociale et de la raison humaine, n'ont jamais été insérés. L'urgence s'il en est une n'est pas de re-inclure ou de re-insérer, mais de permettre à ces sujets de pouvoir mieux utiliser, dit P. Declerk, les fonctions de mise à l'abri et de soin qu'offrent des institutions. Il est des exils de l'intérieur, sans grand retour possible vers des solutions sociales conventionnelles, mais que l'on peut aider à ne pas se détruire plus avant. Programme minimum, résigné, défaitiste diront certains. Programme qui plutôt prend au sérieux ce qui est en train d'être destitué. Se voit remise au premier plan la fonction asilaire du soin psychique actuellement bradée au profit de la fonction promotionnelle du soin éducatif. N'y aurait plus aujourd'hui que la rue comme lieu où l'on puisse être fou ? Il est certain que l'on voit dans la rue (j'ai été à quelques reprises associé à des " maraudes " du Samu Social à Paris, ou ailleurs à Bamako) une forme d'Hôpital psychiatrique erratique et dissocié. Aller à la rencontre des grands exclus vite chronicisés amène à faire la rencontre d'une population en grande part composée de grands délirants, souvent schizophrènes dont nul ne s'occupe sauf s'ils tombent dans un état d'incurie, développant des maladies et des atteintes somatiques graves (ulcère, gangrène, etc.) et qui se retrouvent, en raison de la conjonction entre leur structure psychotique et l'extrême carence dans laquelle ils macèrent, à tenir à leur douleur et à leurs plaies, comme si s'écrivaient là, au risque de leur vie, la seule signature ou le seul partenaire qui pouvaient encore leur rester. 
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Afin de contrer cette présence ravageuse de la mort comme objet et comme processus en soi, la clinique des grands exclus amène à prendre au sérieux cette fonction de l'accueil, de l'asile. Elle amène à favoriser la création de réseau d'accueil, d'hébergement et de soins, sans s'encombrer de haute technicité et de haute technologie, d'accréditation sophistiquée et d'évaluation policière, bref sans s'inféoder à cette masse de gadgets budgétaires et scientistes qui sont en train de réduite a quia l'Institution soignante.
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Refusant tout autant l'indigeste pathos autour de " la souffrance psychique " et de " la victimologie ", P. Declerk tient à faire valoir une thèse, robuste et nécessaire : une saine gestion de la chronicité s'accompagne d'un abandon de la fascination pour l'étranger et pour la victime. C'est alors le terme d'exclusion qui est à reconsidérer du tout au tout, pour au moins raisons :

  • Primo : il fabrique une massification de catégorie : les exclus sans aucune pertinence clinique
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  • Secundo : il fait des " exclus " une somme de victime, sans que soit posée la dimension du refus ou de la transgression que l'on observe chez certians. La victime est à la fois objectivée et absoute
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  • Last but nos least : ce terme expliquant tout, n'explique rien.

Le livre de P. Declerck est à connaître, et à relire. Très engagé, il est, de plus, servi par une construction très libre, comme une marqueterie " free-jazz " où les témoignages, les souvenirs personnels, l'iconographie riche de dessins où l'auteur croque avec précision les corps cassés et démolis et les chairs putréfiées parfois et qui alternent avec des lithos et des gravures d'Ensor, Munch ou Hugo, les édifices théoriques, et les fragments autobiographiques se font signe, se répondent et gardent, chacun leur consistance et leur insistance propre. Entre monstration et démonstration, ce livre propose des hypothèses à la clinique et des bases de réflexion à l'Institution. Il " décharite ", au meilleur moment de son écriture, dans une tendre et inlassable férocité.
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Les âmes sensibles a-t-on dit, devrait s'interdire de lire ce livre, peut-être même devraient-elles s'abstenir de faire de la clinique. 
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Un tel livre daterait-il pourtant déjà ? Oui et Non. Non, car l'irremplaçable du témoignage n'est pas destiné à devenir obsolète. Oui, un peu, ce qui est moins un reproche qu'un appel à d'autres contributions. En effet, l'actuel des institutions de prise en charge des grands exclus est, maintenant, et grâce aux travaux des pionniers dont Declerk, Henri et Emmannuelli, et à la création de réseaux dont l'ORSPERE à Lyon ou Le RNSPP (Réseau National Souffrance Psychique et Précarité) beaucoup plus diversifiée et peut-être plus efficace aussi dans le sens de la prévention. 
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Exclusion, précarité, errance et santé mentale : des états des lieux ont été faits , un état des lieux des façons de faire dans ces institutions et ces réseaux qui s'occupent de l'exclusion reste à faire. Serait-ce là la véritable urgence ? 
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Critique de livre par Olivier Douville, Psychanalyste, Maître de conférence, Paris, France.
Directeur de publication de la revue Psychologie clinique
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Conception et mise à jour  Alain Rioux, Psychologue, Tous droits réservés, © Copyright 2002.