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Saverio Tomasella

Attendre, tendre…
La patience serait-elle accueil de l’étrange ? 

Par Saverio Tomasella, Psychanalyste |  Voir ma page Psycho-Ressources   |

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Attendre, tendre…
La patience serait-elle accueil de l’étrange ?

Au-delà des patiences et impatiences du psychanalyste, pris au jeu du transfert, se creuse, se quête une présence réelle à ce que l’autre parle, à ce que l’autre soit… Sans vouloir, sans savoir, sans juger.

L’accueil est le silence ouvert de l’écoute : entendre les mots au-delà du silence ; entendre les traces du silence au-delà des mots.
Par l’accueil de l’autre en voie de paroles qui vient se confier, éclairer sa vie, dire son existence, son histoire, sa douleur, ses deuils, ses silences, cet autre accueilli peut, un jour, à son tour, oser l’accueil de soi-même. Défaire les passions sacrificielles, les fixités du déjà su, les poses forcées. Rejoindre son ineffable. Peu à peu, (re)trouver son corps, son désir, la réalité de sa vie…

« Écouter loin et large. Être présent. Ne rien savoir. » dit Marie-Claude Defores, pour résumer l’attention du psychanalyste au cœur de chaque séance.
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Fabrice a 27 ans quand je le vois pour la première fois. Nerveux, pâle, maigre, le regard fuyant. Timide. Il dit être très seul, mal dans sa peau. Il semble atone, mélancolique, sans énergie vitale. Il a très peu d’intérêt pour la vie. Il change très souvent de travail. C’est un jeune homme qui paraît blessé, épuisé, perpétuellement en recherche de réconfort, de réassurance, sans oser en faire la moindre demande. Très accablé, habité d’une douleur contenue, qui ne se dit pas. Il est extrêmement fataliste.

Après une première analyse de presque cinq ans, Fabrice vient me consulter parce qu’il n’arrivait plus à parler à son analyste durant les séances, il sentait (il lui semblait) que son analyste avait terriblement peur de lui, ce qui avait fini par le faire paniquer et partir.

Je lui propose de commencer l’analyse assis, en vis à vis.
Après quelques mois, où il a beaucoup été question de suicide, d’un violent sentiment de vide intérieur, d’une incessante impression de passer à côté de sa vie, allant mieux, Fabrice accepte de poursuivre son analyse allongé.

Un jour, il arrive très fatigué, un peu « ailleurs ». Après un long silence, il commence à parler.
- J’ai l’impression que nous sommes trois en moi… Qu’il y en a trois qui se disputent la place. Ils vont, ils viennent, ce n’est jamais le même. (Silence). Ici, je ne suis jamais pareil, ça change à chaque fois… Vous êtes ceux que je ne suis pas. (Long silence). En ce moment, je ne sais même pas qui je suis. (Silence). Ce matin, en me réveillant, j’ai pensé à ça, parce que je n’étais pas le même qu’en m’endormant. Dans la nuit, je m’étais réveillé, j’étais encore un autre… (silence) ce n’est pas simple. C’est comme s’ils étaient liés ensemble … 
- … Oui ?
- Ils ont besoin d’être ensemble, ils ne peuvent pas être séparés. Pour vivre, il faut qu’ils soient unis… Il faut qu’ils soient tous ensemble pour être bien. Ce n’est pas possible de vivre sinon… (Silence).
- Peut-être que l’un a plus besoin des autres ?
- (Silence ; soupirs). Il les tient serrés contre lui… jusqu’à les étouffer. (Silence ; le patient respire difficilement). Il les mange. Je vois ses dents qui les dévorent … Parfois il est très loin, puis il revient tout près et sa main serre leurs bras, très fort. Il prend leurs têtes, il les cogne l’une contre l’autre et elles éclatent. (Silence) Ils sont par terre et il les piétine. (Long silence) Je comprends plus. J’ai la tête qui tourne …
- …
- (Silence) J’ai peur de ne pas pouvoir. 
- (Silence) De ne pas pouvoir ?
- De ne pas pouvoir faire face …
- (Long silence) Comment est celui qui a peur ?
- « Petit, tout petit… (Le patient se met à pleurer) Il cherche à s’échapper, mais la main le retient toujours. (Silence) Il se cogne aux deux autres. Ils se le renvoient, ils le pousse. Il tombe par terre. (Long silence). Il veut disparaître…
- Il est fatigué ?
- Épuisé, il est épuisé… (Long silence ; le patient pleure). […]
- C’est trop dur pour lui, il n’en peut plus…
- (Désespéré) Non, non il ne veut plus vivre tout ça ! (Silence) Il veut mourir, disparaître, ne plus exister, ne plus être là...
- Ne plus être là…
- (Le patient soupire, puis reste silencieux.)
- …s’échapper ?
- (Les pleurs redoublent) Oui, oui, partir loin, loin. Très loin. Ne plus les voir… 
(Long silence)
- Que ces fantômes vous laissent un peu tranquille …
- Oui, pour vivre, pour vivre enfin. (Silence. Il sanglote).
- Exister par vous-même … pour vous-même.
(Le patient pousse un très long soupir. Il pleure derrière ses mains, puis reste silencieux. J’attends, je lui signale doucement la fin de la séance. Il reste un long moment sans rien dire, puis il s’assoit, la tête de nouveau dans les mains, attend encore un instant, essuie ses larmes et se retourne vers moi, le regard éclairé, le visage détendu. Je sens une réelle présence. C’est la première fois depuis le début de la cure que je vois son « vrai » visage.)
Aujourd’hui, j’ai fait la connaissance d’un petit garçon… du petit garçon que vous avez été. Il a beaucoup souffert, beaucoup, beaucoup trop, mais il est bien vivant !
(Il me regarde, sans encore y croire, et ose le premier sourire de sa cure.)

Au fil des mois (sa deuxième analyse a duré presque quatre ans, à raison de deux à trois séances par semaine), Fabrice pourra peu à peu exprimer sa difficulté, passagère mais répétitive, à venir, à être là en analyse, à se sentir dépendant de quelqu’un, sa peur de l’abandon qui organise (et empêche) toute sa vie avec les autres, sa honte et son sentiment d’indignité de n’avoir pas été « comme il faut » pour être « aimé » de ses parents. Plus tard, il prendra conscience d’un conflit paradoxal, très tôt internalisé, du trio indissociable qu’il constituait avec ses parents, trio magique, « maléfique », qui lui interdisait de prendre sa place et d’être lui-même. Son père, alcoolique, parfois autoritaire et violent, les frappait sa mère et lui. Parfois, au contraire, ce père était inexistant, absent, complètement indifférent à tout. Un père vécu comme omniprésent, même quand il s’éclipsait, tour à tour étouffant ou dévorant. Sa mère, quant à elle, douloureusement possessive et soumise en apparence à son mari, avait ce fils unique comme rempart, « seule personne à aimer » et de qui « être aimée », comme 
« seule raison de vivre », l’enfermant et le soumettant constamment à de sordides chantages.

A la fin de sa cure, Fabrice était bien dans son corps, franc et sûr de lui, le regard détendu et mobile, la voix agréable, modulée. Il se disait heureux de vivre. Il partageait sa vie avec une femme un peu plus jeune que lui. Ils attendaient un enfant. Après une longue période de changements fréquents de travail, « instabilité » qui ne le faisait plus souffrir, il avait réorienté sa vie professionnelle de façon créative avec beaucoup d’énergie et faisait un métier qui l’épanouissait. Il jouait au foot le samedi avec un groupe d’amis et avait choisi d’être bénévole dans une association humanitaire.
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Il n’est jamais sûr de prétendre qu’une cure soit terminée, qu’une patiente ou un patient soit guéri(e) – de quoi d’ailleurs, au fond ? Lui ou elle, seuls, le savent… Lacan ne disait-il pas que lorsque le patient dit qu’il va bien et qu’il souhaite arrêter son analyse, l’analyste doit le laisser partir ? Faut-il qu’une cure pour prendre fin aille jusqu’à son « terme », est-il si important d’être « guéri », ou la guérison, entendue par exemple comme normalisation sociale, n’est-elle qu’un pis-aller face au goût et à la joie de vivre ? L’analysant n’est-il pas le seul à pouvoir décider du jour où il fait le grand saut pour vivre pleinement sa vie, sans l’étayage, la référence ou la simple présence du psychanalyste, du jour où, autonome, il laissera les fruits de l’analyse librement féconder sa vie ?

Masud Khan affirmait : « Aucun patient n’est susceptible d’être parfaitement connu – pas plus de lui-même que de l’analyste. La préservation de cette part secrète est peut-être quelque chose que nous ne devrions jamais enfreindre dans notre clinique. Que le patient devienne capable de faire passer ‘’l’affrontement’’ dans une vie créatrice d’expériences partagées et qu’il y trouve une source de bien-être, voilà – du moins en ce qui me concerne – l’idéal clinique à atteindre. » 
(« L’emprise », NRP, n°24, Gallimard, 1981, page 49)

Cela n’est pas sans rappeler ce que Sigmund Freud se plaisait à répéter : « Le but ne doit pas être d’édulcorer toutes les réactions caractéristiques au profit d’un schématique état normal, ni d’exiger que le sujet ‘analysé’ ne ressente plus aucune passion et ne voit plus se développer en lui des conflits intérieurs ». 

Paroles qui restent, encore et encore, à méditer, pour que d’impatiences surmontées en patiences inventées, le psychanalyste incarne les quelques règles qui sont les siennes et qui font son métier : l’attention flottante, la neutralité bienveillante et le soutien du désir, le sien d’abord, de plain pied, mais aussi, en toile de fond, le désir de ces hommes et de ces femmes qui viennent, pour un temps, dire et confier un peu de leur vie…


Saverio Tomasella
2003

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