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psychanalyse et communication :
la marque consommée…

Un texte de Saverio Tomasella, Psychanalyste | Voir ma page Psycho-Ressources  |

Première approche des relations inconscientes
du consommateur avec ses marques d’élection.

Le développement récent d’approches centrées sur la personne et l’émergence d’un marketing plus individualisé demandent de s’interroger de façon approfondie sur les liens subjectifs et singuliers que les consommateurs peuvent entretenir avec les marques qui ont leur préférence.

La présente recherche s’appuie sur une hypothèse multiple. Dans l’existence quotidienne d’un individu, la relation à la marque serait un facteur :
- de création d’identité,
- de participation sociale,
- d’expression culturelle.

C’est à l’aide de repères théoriques diversifiés que nous tentons cette approche : sociologie, économie ; physiologie, thermodynamique ; psychanalyse ; biographie, phénoménologie, ethnographie.


I. Contextes et références de la recherche

I.1 Évolutions récentes de l’environnement social et culturel

Un stratège de marque de l’agence Euro-RSCG défendait récemment l’idée selon laquelle nous étions sortis du monde de la réalité pour entrer dans l’ère de « l’hyper-réalité » : plusieurs réalités, ou illusions de réels, coexistent, contradictoires, chaotiques, juxtaposées ou entrelacées, et changeant sans cesse d’agencements.

Ces affirmations ne sont pas sans rappeler « que le réel résiste à l’idée » (Morin, 1992) et la « pensée radicale » proposée par Jean Baudrillard (2001) :

« [Une pensée] excentrique au réel. Elle est en excentration du monde réel – étrangère à la dialectique, qui joue sur les pôles adverses, étrangère même à la pensée critique, qui se réfère toujours à un idéal du réel. […] Elle est illusion, c’est-à-dire un jeu avec la réalité, comme la métaphore est un jeu avec la vérité. » (p. 8)

« Elle est la mise en jeu de ce monde-ci, elle est l’illusion matérielle, immanente à ce monde dit « réel » - c’est une pensée non critique, une pensée non dialectique. Elle semble venir d’ailleurs. De toute façon, il y a incompatibilité de la pensée et du réel. Il n’y a de l’une à l’autre, aucune transition nécessaire ou naturelle. Ni alternance, ni alternative, seule l’altérité les maintient sous tension. Seules, cette fracture, cette distance, cette étrangeté assurent à sa pensée sa singularité, tout comme la singularité du monde d’ailleurs, par où il fait événement. » (p. 9)

« Toute confusion de la pensée (de l’écriture, du langage) avec l’ordre du réel – cette soi-disant ‘fidélité au réel’ d’une pensée qui l’a elle-même fait surgir de toutes pièces – est hallucinatoire. Elle relève en outre d’un contresens total sur le langage, sur le fait que le langage est illusion dans son mouvement même, qu’il est porteur de cette continuité du vide, de cette continuité du rien au cœur même de ce qu’il dit, qu’il est, dans sa matérialité même, déconstruction de ce qu’il signifie. » (p.12)

Il semblerait que cette « hyper-réalité » soit un fait coutumier des adolescents d’aujourd’hui dans les sociétés occidentales, passant d’une « tribu » à une autre au gré des moments de la journée ou de la semaine, pouvant se transformer et changer de référents, aussi bien que de style de vie et de « look », lors de ces passages (Turci, 2001).

La génération des 15-30 ans est issue de la « révolution » sociale de mai 1968, d’une libération sexuelle tout au moins apparente, de la crise économique conséquente aux deux « chocs pétroliers », de l’immense monté du chômage, des ravages du sida au cœur même de la recherche d’amour, du rejet des formes traditionnelles de l’autorité, de l’essor du divorce, des « unions libres » et des familles « monoparentales » ou « recomposées », et d’une recherche de nouvelles relations entre femmes et hommes, autour de représentations sexuelles en transformation.

Les adolescents sont coutumiers d’une vie centrée sur la consommation, à travers l’essor de la grande distribution, de la publicité, de l’Internet et des effets du marketing omniprésent dans la vie quotidienne. Aussi bien les études de Turci que celles de Henry et Hirt (2001) les disent-elles en recherche de « relations personnalisées » avec les marques : les « leaders » comme Coca-Cola, Microsoft, Nike,… ne les impressionnent guère, ils préfèrent les marques moins connues, originales, conviviales, détendues, qui jouent sur la « proximité », la « connivence », la sympathie et la compréhension.

Ainsi, la société de consommation dans laquelle nous vivons, sans cesse stimulée par les nouveautés et l'omniprésence des diverses formes de publicité, serait-elle devenue une société de la consommation addictive, « une société toxicomane » ?
Contrairement aux jugements hâtifs des aînés sur les plus jeunes, ce sont les adolescents qui sont les plus critiques et cherchent des modes de comportements sociaux différents et démarqués par rapport à la consommation : ils souhaitent être considérés comme des personnes en quête de sens et ne plus être traités froidement comme des acheteurs ou de simples « cibles ».

Aussi, sommes-nous probablement de moins en moins dans une société de consommation, mais plutôt dans une ère post moderne, mouvante, fugace, et discontinue (Fuat Firat et Venkatesh, 1995), dans une société de l’expression et de « l’extimité » (Tisseron, 2001).


Cependant, il s’agit de notions ambiguës aux contours incertains :

. La société actuelle pourrait s'apparenter à la « cinquième étape de la croissance » envisagée par Rostow : ère de consommation de masse en tant que telle, et comme d'autres notions (sociétés industrielles et post industrielles), elle est présentée comme un point d'aboutissement (convergence de tous les systèmes économiques quels que soient leurs fondements), ce qui est discutable. Dans « Les étapes de la croissance économique » (1960), l’économiste américain Walt Whitman Rostow décrit l'évolution économique par laquelle, selon lui, passe toute société :

« A considérer le degré de développement de l'économie, on peut dire de toutes les sociétés qu'elles passent par l'une des cinq phases suivantes : la société traditionnelle, les conditions préalables au décollage, le démarrage, le progrès vers la maturité et l'ère de la consommation de masse. »

. Cela pourrait laisser entendre que la société a atteint l'abondance : or, certains auteurs font remarquer que de nombreux besoins sont insatisfaits ; d'autres, que la véritable abondance réside dans la limitation maîtrisée des besoins, ce qui est tout le contraire des sociétés actuelles fondées sur la publicité.

. Cela pourrait aussi s'apparenter à la théorie du « consommateur roi », dirigeant la production par sa demande ; or, pour les auteurs qui l'emploient dans un sens péjoratif, elle correspond tout au contraire à une société dominée par les entreprises qui manipulent le consommateur et orientent ses choix pour assurer des débouchés à leur production. C’est, par exemple, le cas de la "filière inversée" : selon John Galbraith (1961), l'initiative vient de l'entreprise, qui définit les besoins et les modes de satisfaction des besoins, le consommateur n'intervenant qu'en fin de processus, de façon soumise.

Cette notion de société post industrielle comprend des effets d'innovation et d'imitation. Dans « La théorie de l'évolution économique » Schumpeter (1911) insiste déjà sur l'importance cruciale des innovations et sur le rôle de déterminant de l'entrepreneur qui lance de nouveaux produits.

L'effet d'imitation ou de démonstration est la propagation dans une société, de normes et de comportements à partir d’un modèle : imitation des modes anglo-saxonnes, imitation des procédés de fabrication de l’entrepreneur dynamique par ses concurrents, imitation par les pays dits « sous développés » des modèles de développement et des normes de consommation importés des pays industrialisés.

La publicité, par ses arguments, s’appuie sur « l’effet de démonstration » : l’ostentation serait le but proposé de la consommation. Cette analyse implique un consensus sociologique : si chaque catégorie sociale cherche à rattraper la précédente et à distancer la suivante, toutes participeraient donc à une même course dont elles accepteraient le principe (cf. Hayek, 1965), à la suite de précurseurs impulsant les modes, et dont elles ne contesteraient pas les privilèges enviés. D’ailleurs, la tendance à innover des consommateurs est une réalité que l’on appréhende et mesure désormais (Roehrich, 1994 ; Le Louarn, 1997)

Il est difficile de démocratiser un privilège, et de se distinguer en se conformant : consommé en masse, le produit n’est plus le même, ni dans sa valeur d’usage (on ne démocratise pas la poularde de Bresse, mais le poulet en batterie), ni dans sa « valeur signe » (on n’éprouvera jamais le plaisir qu’avaient les premiers à être précurseurs ) ; de cette uniformisation naissent la frustration et le désir de se distinguer : la dialectique distinction/imitation serait le ressort de la société de consommation.

Cependant, ces repères empruntés aux économistes du vingtième siècle semblent dépassés pour de nouveaux penseurs. Dans le sillage de Frédéric Beigbeder (2000) et de Naomi Klein (2001), Raoul Vaneigem (2002) pourfend les anciens « équilibres » et propose un nouveau contrat économique et social, « une alliance entre l’intelligence sensible des individus et la recherche d’un bonheur quotidien » (p. 77), qui rejoint les aspirations et les attentes des adolescents dans les grandes villes et les banlieues :

« La pensée révolutionnaire, qui prétendait hier s’ériger en fer de lance du prolétariat n’a jamais fait que reproduire la vieille dictature de l’esprit sur le corps. La séparation entre le langage des idées et l’expression du désir de vivre n’a cessé de s’accroître avec l’omniprésence d’une mise en scène où l’individu et la société perdent leur valeur d’usage au profit d’une valeur marchande qui les représente sur le marché et, leur ôtant leur réalité vécue, leur prête une réalité lucrative. » (p. 67)

« Quiconque s’identifie à un territoire, à une religion, à une croyance, à une idéologie, à une ethnie, à une langue, à une mode ne fait que se dépouiller de sa singularité, de ce dont il dispose de plus vivant et de plus humain. » (p. 69)

« Nous voulons créer un style de vie qui privilégie à tout âge les jeux d’apprentissage, la créativité, l’émulation, la curiosité, l’imagination, la passion de la découverte, l’ouverture à soi et à ses semblables, l’éveil au corps en tant que lieu de jouissance, l’invention du merveilleux… » (p. 120)

Enfin, du côté de la sociologie appliquée à l’économie, après M. Weber, K. Marx et W. Warner, puis P. Bourdieu et F. Boudon, étudiant les caractéristiques visibles et comportementales, structurelles, des « classes sociales » ou « classes d’appartenances », après l’engouement pour les « socio-styles » ou les « styles de vie » (Valette, 1988), des études récentes proposent de nouvelles typologies de consommateurs. Parmi celles-ci, on peut retenir par exemple celles de Chandon et Dano (1997), qui distinguent « cinq classes suivant les valeurs de consommation », « utilitaire, existentielle, non existentielle et non utilitaire » :
- les pragmatiques, attentifs à la valeur d’usage des produits et services (fonctionnalité, efficacité, praticité, utilité) ;
- les existentiels, sensibles à la valeur culturelle de l’offre (identité, statut social, convivialité, bien-être, écologie, humanisme) ;
- les hédonistes, attachés à la valeur plaisir de leur consommation (plaisir, goût, luxe, loisir) ;
- les consuméristes critiques, accaparés par l’importance du prix et la contrainte de faire une « bonne affaire » ;
- les consuméristes sécuritaires, s’assurant garanties, sécurité, et « bon rapport qualité/prix. »

Ces approches sont désormais complétées par la prise en compte des facteurs affectifs et émotionnels au cœur de « l’expérience de consommation » (Graillot, 1998 ; De Barnier, 2002)

C’est cette expérience que nous allons analyser sur son versant inconscient.


I.2 Brève exploration des fantasmes liés à l’acte de consommer

La marque, un peu comme le vêtement, le parfum ou le produit cosmétique, aurait un « rôle quasi magique » : elle serait support à l'expression de soi, elle permettrait de transmettre une image de soi-même, idéale ou idéalisée (Alléres, 1986).

Nous sommes au cœur du domaine de l’image, du registre imaginaire, c’est-à-dire de l’illusion et du « semblant ». Une précision s’avère nécessaire, dans le sillage de Catherine Guillaume (1992), pour laquelle « l’imaginaire est l’enveloppe nécessaire au plaisir », et de Jacques Lacan (1975) :

« En appeler au ‘vrai’, comme nous sommes souvent appelés à le faire, c’est rappeler que nous sommes déjà dans le semblant. Avant le semblant, dont tout se supporte pour rebondir dans le fantasme, il est nécessaire de faire une distinction sévère de l’imaginaire et du réel. » (p. 122)

Si l’acte de consommation, en son fondement, concerne des besoins naturels vitaux – boisson, nourriture, vêtement -, nous n’explorerons ici que l’acte de « consommer la marque », c’est-à-dire la mythologie, ou l’ensemble signifiant de symboles, qu’elle est censée représenter : les fantasmes, et les plaisirs, les modes de jouissance, mis en jeu, inconsciemment, dans cet acte [1] .

L’utérus et l’ombilic
Le premier ensemble de fantasmagories inconscientes de la consommation d’une marque relève de la symbiose, d’un tout formé entre la marque et le consommateur, sur le mode de la vie fœtale. La marque est la matrice du consommateur, sa mère porteuse et nourricière, son nid, son enveloppe.
« Lorsque je porte le parfum Mitsouko de Guerlain, je me sens protégée, plus rien ne peut m’arriver, je suis comme dans une bulle, et je me sens bien », affirme une femme de 49 ans, employée de banque.

La bouche, les dents, la langue, les lèvres
La marque est ici mangée : mordue, attaquée, vampirisée, vidée, lapée, sucée, aspirée ou tétée. C’est un des modes les plus fréquents de « consommation de la marque », le consommateur l’ingère, l’incorpore, la détruit pour la faire complètement sienne. Cela ne concerne pas seulement les produits alimentaires et cosmétiques, loin s’en faut. La mythologie devient la sienne, il ne reste rien d’extérieur, tout est vampirisé. Une boulimie d’achat et de consommation peut en découler.
« Je vais à la Fnac très souvent, un peu pour me nourrir. J’y vais plusieurs fois par semaine, dès que je me sens seul ou angoissé, j’y retourne. Je lis des BD. J’achète les nouveautés, je veux être au courant de tout. Après, c’est comme lorsque je mange trop, je suis écœuré, j’ai trop de livres chez moi, j’ai envie de régurgiter tout ça, de vomir la Fnac. Je suis épuisé, j’ai l’impression d’être malade ou comme après une cuite. » (Fabrice, 23 ans, étudiant en philosophie)

La maîtrise musculaire et le contrôle sphinctérien
On trouve dans ce type inconscient de rapport à la marque, la volonté, l’austérité, le puritanisme, le refus d’être l’esclave d’une marque, l’anorexie, la méfiance envers les aspects culturels et sociaux du marketing, et la matérialisation de la vie marchande. A moins que la consommation de certaines marques, refuges ou repères, ne serve à assurer le rejet du plaisir, du mouvement, de la liberté d’expression, ou d’être de son temps en suivant les modes de son choix…
« J’achète toujours les produits distributeurs. Ils sont moins chers, il n’y a pas tout ce tralala inutile et frivole. Je me moque qu’ils soient jaune ou orange ou qu’ils soient présentés dans une jolie boîte. Tout ça c’est du mensonge pour nous faire payer plus cher », affirme une institutrice de 46 ans.

Anus, rectum et défécation
Le jeu formel avec la matière est au centre de ce mode de consommation de la marque, tout autant que la reprise à son compte de ces symboles, notamment par le détournement ou la dérision. Ce sont les productions, les résultats, les aspects concrets, tangibles de l’offre qui comptent le plus, pourvu qu’ils puissent être filtrés et personnalisés, que soit rejeté ce qui serait trop commun ou consensuel. La marque aide au modelage de soi et du corps, elle signe aussi la détente, voire le relâchement. C’est par exemple le style « cool » ou « street » des adolescents : le jean Levi’s ou Gap qui tombe sur les hanches, les baskets Nike ou Reebok qui donnent une certaine forme aux pieds et assurent une démarche sportive, le gel coiffant Studio de l’Oréal qui permet de façonner la coiffure à sa guise…

Tétons, clitoris et pénis
L’érection, l’épanouissement et l’expansion (intériorisation/creusement ou extériorisation/jaillissement )¸[2], ainsi que la tension ardente et la sensibilité tactile exacerbée, sont les modalités de ce rapport à la marque. Nous sommes dans le domaine de l’excitation et du plaisir, peut-être aussi de l’urgence, non pas massive comme pour la boulimie, mais plutôt vive, affinée et aiguë. Une différence entre femmes et hommes serait à préciser du fait de l’altérité anatomique : c’est dans ce champ-là et au travers de ce type de fantasmes que la différence sexuelle fondamentale entrerait en jeu dans la consommation : le reste est surtout affaire de culture, si ce n’est d’identifications inconscientes (féminines et/ou masculines).
« J’aime mon Alfa Romeo. Je la trouve belle. J’aime ce plaisir physique que je ressens en la conduisant, même sans aller très vite, en ville, pour aller travailler, sortir le soir, partir le week-end se reposer à la campagne », raconte une femme de 39 ans, publicitaire.
« Pour moi, porter des fringues Armani, c’est vraiment le pied. Lorsque je sens la matière d’une chemise sur la peau, c’est un vrai plaisir, c’est comme les boxer Dim, les nouveaux sans coutures, ou en lycra. Tu portes la marque que t’aimes, la marque te porte. Elle te transporte. C’est un jeu. C’est excitant. Tu te sens Armani, ou Dim, ou tout ça à la fois. Tu te sens mieux dans ta peau », explique un commercial de 27 ans.

Le pharynx, le souffle et la voix
La marque est inspirée puis restituée, enrichie symboliquement ou esthétiquement, dans une consistante différente : chaleur, couleur, humidité, son… tel le souffle qui devient voix. La marque est transformée, sans être ni déformée, ni détruite. Il ne s’agit pas là d’un mode de consommation à proprement parler, mais plutôt d’une forme de communication [3] . Cela peut être, par exemple, une relation imaginaire (médiatrice et transitionnelle) entre un lecteur et une revue [4] qu’il reçoit régulièrement et qui sert de support à son discours social.

Le regard, voir et être vu
La marque, ici, est un miroir : le client se voit en elle et s’assure de l’effet qu’il peut ou veut produire sur l’autre, comme face à la glace. Au jeu social des conventions et des tendances, mais aussi de la reconnaissance de ses pairs, la marque est un laissez-passer ou une assurance. Elle est un masque que l’on pose, un déguisement que l’on revêt, une couronne qui orne, une armure parfois.
« Si tu portes un Lacoste, on te regarde autrement, on te respecte plus dans la cité… Les meufs kiffent mieux pour toi ! » lance Aziz, 21 ans.

L’oreille, écouter, entendre
Le cycle du regard est court, extérieur, immédiat et déjà abstrait, celui de l’ouïe est long, intérieur, concret et corporel. Le regard est en prise directe avec la pulsion ; l’écoute est métapulsionnelle : elle prend sa source en-deça et va au-delà. L’écoute s’appuie sur la distance et l’attention, le temps suspendu. Elle implique une médiatisation plurielle : la réception, le passage par soi-même et l’entendement, la représentation du dire, l’élaboration d’une pensée et un possible retour sous forme de parole. La relation subjective à la marque, à l’ensemble d’aspérités signifiantes qui constituent sa mythologie, est un va et vient d’ordre artistique : sémantique, sémiotique, esthétique… Ce n’est plus à proprement parler de la consommation, mais un échange culturel, comme le fait de lire un livre, aller au concert, regarder un film ou explorer une exposition. La relation aux marques est alors moins nécessaire ou utilitaire, elle est souple et fluide, elle devient contextuelle et contingente.
« C’est formidable toutes ses marques, les publicités, les logos, tout le design. Lorsque je fais du lèche-vitrines ou que je vais au cinéma, je me régale. Pour moi, c’est de l’art contemporain, c’est la vie, quoi ! », confie Céline, 23 ans, étudiante aux Beaux Arts.


I.3 Présentation de quelques analogies possibles avec la physiologie

Nous venons de voir à quel point, dans notre clinique [5] et au sein de la psychanalyse freudienne au sens large, le corps a d’importance comme support de la vie inconsciente et des relations aux autres et au monde.
C’est donc du côté du fonctionnement corporel et de la physiologie [6] que nous nous tournons maintenant pour emprunter des notions qui, par analogie, nous paraissent particulièrement pertinentes pour cette étude.

L’homéostasie
Claude Bernard, en 1865, dans « L’introduction à l’étude de la médecine expérimentale » invente le concept d’homéostasie. Le mot lui-même a été créé par W. B. Cannon à partir du grec homoios (égal) et stasis (position) pour désigner les oscillations régulatrices et vitales au sein d’un système ouvert en interaction avec les fluctuations de son environnement. On parle de « pseudo-équilibre dynamique » résultant de multiples déséquilibres auto-compensés. C’est du fait d’une enveloppe qui permet de différencier intérieur et extérieur que l’homéostasie peut se définir comme l’ensemble dynamique des régulations internes. Il ne s’agit pas d’adaptations comportementales aux variations de l’environnement, mais bien d’une dynamique d’ajustements permanents à l’intérieur d’un système, dont la vitalité créative assure un équilibre toujours nouveau constitué, au fond, de déséquilibres successifs.

Deux définitions données par l'école de Palo Alto permettent de préciser cette notion, (Marc et Picard, 1984) :

- L’homéostasie désigne un système auto-régulé, qui réagit à toute perturbation d'origine interne, ou provenant de l'environnement, par une série de mécanismes régulateurs qui ramènent l'ensemble à un équilibre provisoire. C'est l'une des caractéristiques les plus importantes des systèmes ouverts complexes, qui se retrouve particulièrement dans les systèmes biologiques, écologiques, ou sociaux… (p. 26)

- L'homéostasie est le fait, pour un système, d'être capable d'exercer des effets auto-correcteurs sur les éléments internes, favorisant le retour à un certain équilibre, et d'assurer ainsi une relative stabilité renouvelée. (p. 87)

La définition des systèmes ouverts (terme de thermodynamique qui implique des échanges de matière et d'énergie entre l'interne et l'externe au travers de l'enveloppe) nécessite que l'on puisse définir une « enveloppe » séparant un intérieur défini d'un extérieur multiple, c'est donc abusivement, du point de vue du langage, que ce terme est utilisé pour l'écologie ou les "systèmes" sociaux. Par analogie, il est certainement possible d'évoquer la présence de mécanismes régulateurs qui interviennent quand un système (terme alors utilisé avec une acception générale et vague) écologique ou social, perturbé, tente de corriger les effets de la perturbation subie. Ces mécanismes régulateurs, le plus souvent par « rétroaction négative » (la perturbation constitue un signal, une information qui interagit avec le système perturbé et déclenche un mécanisme qui corrige les effets de la perturbation), existent dans les systèmes ouverts homéostatiques comme dans d'autres systèmes, mais ne sont pas « l'homéostasie » qui correspond à un degré de complexité supérieur par la multitude de mécanismes vivants qui interviennent. 

Enfin, un système homéostatique n'intervient pas pour exercer des effets correcteurs sur des éléments externes, en revanche un être vivant peut transformer le milieu (construction d'un nid, d'une galerie dans la terre,…) par un comportement inné ou acquis, mais il ne s'agit plus d'homéostasie.

Nous aurons néanmoins recours à cette notion, pour désigner, certes de façon abusive et élargie, les mécanismes d’auto régulation qui permettent à un individu, et à un groupe, partant à une relation, de s’ajuster en permanence à la fois aux effets de stimulations internes et aux informations ou aux perturbations venant de l’environnement.

Ainsi, « l’homéostasie psychique » pourrait être d’une part individuelle, d’autre part « groupale ». Que ce soit pour la personne (homéostasie intrapsychique) ou pour le groupe (homéostasie intersubjective), elle désignerait les ajustements topiques, dynamiques et économiques permettant la création d’équilibres intérieurs provisoires et évolutifs.
Par exemple, face au surgissement d’un affect, sous l’effet d’une pulsion qui demande à être symbolisée, représentée, l’ajustement pourrait être d’ordre 
- sensori-moteur (un acte libérant la charge pulsionnelle en lui trouvant un « objet » et un « but » adéquats),
- imagé (permettant le partage du ressenti avec d’autres, sous forme métaphorique)
- verbal (un dire – à entendre - qui donne forme et existence à une pensée en cours d’élaboration).
La « décharge de la tension », sa transformation médiatisée, crée un nouvel équilibre ex post, de l’individu ou du groupe. L’homéostasie psychique assure ainsi la protection de l’intime du sujet, autant que l’expression, ajustée au contexte, au temps et au lieu, de son identité en quête.

Ectoderme, mésoderme, endoderme
Au début du développement embryonnaire des vertébrés [7] , apparaissent trois enveloppes, couches de cellules qui entourent une cavité. Ces trois « feuillets » originaux sont les précurseurs de trois familles de tissus dans le corps humain [8] . 
Les implications du développement de l’embryon sont multiples, nous ne retenons ici que celles qui seront utiles à la progression de notre argument et à son illustration (voir, particulièrement, les paragraphes II.1 et III.1) :

à L’ectoderme est à l’origine de l’épiderme de la peau et des phanères, des cellules nerveuses, et la partie nerveuse des cellules des organes des sens, (cellules sensorielles). Tout notre rapport au monde et aux autres passe par cette enveloppe de surface en contact avec l’extérieur. Le traitement de l’information se fait par le système nerveux qui a la même origine ectodermique, et qui est relié à l’environnement par les organes des sens. L’une des fonctions principales de l’ectoderme est celle de perception et de réception (impression).

à Le mésoderme est le fondement anatomique de l’appareil de locomotion, squelette, articulations, tendons, muscles et tissus de liaison. Sur lui reposent les fonctions de déplacement externe, de mouvements internes (péristaltisme), de soutien et de remplissage des organes (tissus conjonctifs). Les fonctions principales du mésoderme sont de mobilité et d’émission (expression).

à L’endoderme donne naissance à tout l’appareil de « nutrition » : appareil digestif (tube digestif et organes annexes), arbre respiratoire et appareil circulatoire (sauf la partie musculaire du cœur, par exemple). Il assure les fonctions métaboliques : transformation, assimilation et élimination.

Par analogie, et parce que les images corporelles aident à la formulation de la pensée et à sa compréhension, nous allons proposer ci-après une répartition de l’énergie psychique sur le même modèle.


II. Les avatars de l’identité : de la marque au consommateur

II.1 Etude du lien subjectif que le consommateur tisse avec une marque-mythologie

Toute relation met en jeu des phénomènes d’énergie de « liaison » et de « déliaison » : Eros et Thanatos, pulsions de vie et de mort, telles que Freud les a définies au fil de son œuvre. Du côté des forces reliantes, la source énergétique s’appelle aussi « libido ». Serge Tisseron (1992) explicite trois types d’investissement ou de libido (p. 34).

- La libido d’attachement repose sur la nécessité vitale du nourrisson, dans sa dépendance totale à des adultes attentifs qui le nourrissent, le soignent, l’accueillent, le portent, l’écoutent et l’aident à grandir (cf. Bowlby, 1978).
à « L’enveloppe énergétique » de la libido d’attachement, la première et la plus profonde dans l’être humain, pourrait être comparée à l’endoderme, avec des fonctions de « nutrition affective » et de métabolisation somato-psychique des influx en provenance de l’environnement (cerveau reptilien).

- La libido narcissique, fondée sur l’amour de soi, ou de son image, homéo-érotisme (amour du même) en jeu dans le détachement par rapport aux figures tutélaires et la constitution de l’estime de soi, en recherche d’adéquation avec les idéaux du sujet et leurs réajustements (cf. Freud, 1905, 1923).
à L’enveloppe énergétique de la libido narcissique, comparable au mésoderme, assurerait des fonctions d’autonomisation, de mobilité psychique, de régulation émotionnelle, de soutien de l’identité et d’expression de soi (cerveau limbique).

- La libido sexuelle, poussée vers le monde extérieur, vers l’autre et la réalisation des pulsions génitales, support de la rencontre intersubjective et recherche de la fécondité symbolique ou réelle, incarnée dans le champ social, y compris à travers la sublimation par la culture (art, recherche, spiritualités, religions… cf. Winnicott, 1971).
à L’enveloppe énergétique de la libido sexuelle, comparable à l’ectoderme, enveloppe de surface, sur le mode de l’attrait et de la répulsion, du contact et du repli, faciliterait les fonctions relationnelles avec l’environnement, ainsi que le traitement sensible et intelligible des informations, enfin de l’attention portée à l’autre et de l’ouverture au monde (cerveau néocortical).

De la même façon que le corps humain est constitué de trois grands types d’enveloppes (endoderme, mésoderme et ectoderme), on peut représenter le « corps psychique », le « soi », à partir des trois formes fondamentales de libido, considérées comme des enveloppes énergétiques, ayant des fonctions de contenance et de transformation, de la plus profonde à la moins profonde, dans une dynamique homéostatique :





On peut rapprocher ce schéma de celui des différents processus psychiques (Tomasella, 2002) : originaire / attachement / introjection ; primaire / narcissisme / projection ; secondaire / sexualité / introjection ; les processus tertiaires « transitionnels » permettant les échanges entre ces différents pôles et surtout avec l’environnement (Winnicott, 1971).

Ainsi, dans la relation qu’une personne noue avec la mythologie d’une marque, toutes ces formes d’investissements (et de processus) sont à l’œuvre. Seule la répartition des quantités énergétiques de libido investies change d’une personne à l’autre, ainsi que la polarité de la relation : plutôt d’attachement, narcissique ou sexuelle.

Céline, 22 ans, animatrice dans un centre aéré, parle de ses marques préférées comme nécessaires à son sentiment d’identité, comme partie intégrante d’elle-même ou comme une « seconde peau ». La dominante de son lien aux marques correspond à la libido d’attachement.

Julien, 17 ans, en terminale professionnelle, dit avoir recours à certaines marques « branchées » pour s’affirmer auprès de ses collègues, avoir confiance en lui et se sentir plus sûr de son image auprès des filles. La valence est majoritairement narcissique.

Béatrice, 31 ans, infirmière, lorsqu’elle achète un produit pour sa marque, choisit une marque qui correspond à son envie du moment et à ce qu’elle souhaite alors exprimer d’elle-même. Il s’agit, avant tout, de libido sexuelle. 

Toutefois, pour pré modéliser, en la simplifiant, la relation d’un(e) client(e) à une marque choisie et utilisée, on pourrait concevoir un mouvement à double sens, plus ou moins continu, passant de l’attachement au détachement à travers des phases de distanciation, et revenant à un certain attachement après des phases de fascination/séduction ou idéalisation.

L’attachement met le sujet dans une position conservatrice de « rémanence » (pseudo-fidélité à la marque), alors qu’après un moment de distanciation, devenu critique, il peut se détacher de la marque et innover (choisir et essayer une autre marque, pour évaluer celle qu’il préfère en définitive, ou en essayer encore une autre). On obtient le tableau récapitulatif suivant :



II.2 Relations au groupe, relations à la marque : quelques convergences

Serge Tisseron (1998) précise l’importance du groupe restreint, au sein duquel s’effectue une grande partie de l’activité de représentativité (symbolisation). En effet, dans un groupe, chaque membre favorise la construction de l’identité de ses proches en les confortant dans un « sentiment continu d’exister ». Le groupe contribue à valider l’expérience que chacun fait du monde. Au sein du groupe, les objets, comme les images, jouent un rôle fondamental de médiateurs :

« L’utilisation des objets concrets n’est pas la simple traduction de l’identité constituée, elle contribue à la créer. Les objets ne sont pas seulement créateurs de médiations sociales institutionnelles. Ils sont aussi créateurs de médiation symbolique de soi à soi. » (p. 29)

« L’approche de la vie psychique en termes de symbolisation permet de comprendre que c’est l’acte d’énonciation qui organise à la fois la vie psychique individuelle et la vie sociale collective. » (p. 83)

« Le travail psychique de la symbolisation est toujours une opération à la fois sociale et personnelle dont l’efficacité dépend étroitement des possibilités d’expression et d’accompagnement des ressentis du sujet par d’autres sujets qui les acceptent et les partagent. » (p. 164)

En résumé, et dans la continuité du paragraphe précédent, on peut affirmer que les marques en tant qu’« objets-images » ont une place privilégiée dans les interactions subjectives au sein d’un groupe, ou d’une « tribu » : elles sont vecteurs de symbolisation partagée, elles permettent de créer des références communes, entraînent autant une valorisation mutuelle, qu’une reconnaissance réciproque. Bref, la marque est un facteur important de création et d’entretien de liens sociaux. A ce titre, la marque est transitionnelle [9] : elle est le support favorable aux rééquilibrages permanents tant de « l’homéostasie » personnelle que de celle du groupe.


II.3 Créativité et soutien d’une « marque personnelle », d’un mode d’être au monde

Nous arrivons à la difficile question de l’identité : sa constitution, ses matérialisations, ses expressions, médiations ou médiatisations, ses évolutions…

Si l’identité désigne ce qui est tout à fait semblable à quelque chose (idem) et qui demeure le même dans le temps (ipse), cette définition philosophique n’aide guère à la conceptualisation en psychologie sociale et en marketing. Nous retiendrons, pour notre part, deux pistes plus concrètes :
- l’identité peut être repérée par ce qui fait différence avec d’autres individus, ou marques, dans une relative proximité d’expression ;
- l’identité peut être précisée à travers le sentiment discontinu/continu (en « quasi-continuité ») de ce que l’on est et de ce que l’on représente aux yeux des autres ;
- l’identité serait un ensemble de symboles ou de signaux « identifiants » (repères) qui rendent possible la reconnaissance d’une singularité distinctive.

Si nous suivons Nathalie Alexandre Bourhis (1995), « l’identité perçue » d’une marque, identité sensorielle, correspondrait à la fois à identité souhaitée et identité attendue, ce qui rejoint notre conception du positionnement de la marque (Tomasella, 2002). En aménageant le modèle que cette auteure propose, nous pouvons concevoir l’identité d’une marque à partir de plusieurs pôles ou facettes :
- le pôle social : le nom et le logo de la marque, les signes de reconnaissance adjacents, et leurs diverses symboliques ou significations ;
- le pôle matériel, qui correspond à l’offre concrète, produits et services de la marque, y compris la tarification, le design, les lieux de distribution, etc. ;
- le pôle politique, enfin, reflète la vocation de la marque : sa vison, sa mission, ses valeurs ou croyances, ses projets, ses engagements citoyens…
L’ensemble des caractéristiques et signaux émis par ces différents pôles constitue les « déterminants identificatoires », ou identifiants, de la marque.

On pourrait dire, d’une certaine façon, qu’il n’y a pas d’identité sans « identifications ». Freud est le premier à mettre en évidence ce phénomène (Lettre à Fliess du 2 mai 1897 ; « Psychologie des foules et analyse du moi », 1921). Il s’agit d’une expérience (phénoménologique), bien souvent inconsciente, d’un rapport et d’un éprouvé de « mêmeté », de continuité et de communauté, beaucoup plus que de ressemblance, entre une personne et une autre, prise pour soi ou à l’image de laquelle le sujet souhaiterait être. D’une forme d’empathie dynamique et reliante.

« L’image est ce qui assure la rencontre de deux psychismes, leur enveloppement conjoint dans une bulle imaginaire effaçant provisoirement les limites de chacun . » (Tisseron, 1992, p. 175)

Octave Mannoni (1988) éclaire cette question en précisant que la prise de conscience d’une identification est déjà un processus de désidentification. D’ailleurs, fait notable, on s’identifie à un personnage de roman, une figure historique, une marque… pas forcément à quelqu’un de réel. Ainsi, pour ce qui est précisément de la relation à une marque, le jeu est plus ou moins permanent entre identification et désidentification, surtout auprès des jeunes qui ont cette habitude de jongler avec les images et de savoir prendre de la distance grâce au maniement de l’humour et de la dérision, y compris pour relativiser leurs idéaux.
Cela n’est pas sans intérêt pour notre recherche. Mannoni précise en effet que les identifications ludiques jouent un rôle important dans la construction de la personnalité, surtout du fait que la désidentification est assurée dès le début.

La marque serait donc, outre un possible objet transitionnel favorisant les relations entre les membres d’un groupe, partageant des investissements de même nature à son égard, un support dynamique et « écologique » (puisque respectant les rythmes psychiques du sujet) de la constitution renouvelée et évoluante de l’identité de chacun, ainsi qu’un médiateur de ses expressions.


III. La marque : un système relationnel complexe de flux de communication ?

III.1 Mise en perspective et modélisation dynamique

Pour confirmer la validité du modèle trivalent de la marque que nous avons déjà proposé (Tomasella, 2002), et afin de le compléter, faisons un rapide détours par la théorie de « l’écorce » et du « noyau » de Torok et Abraham (1978), dont voici un schéma récapitulatif : 


Nota bene :

- Tout phénomène « psychique » a une source organique, une origine corporelle.
- Le système inconscient joue à la fois le rôle d’écorce pour le système organique et de noyau pour le système conscient. Nous l’appelons système charnière ou reliant.
- Les processus tertiaires (transitionnels) assurent un va et vient entre « soi » et « non-soi », système et environnement.



Pour mémoire, rappelons ci-dessous un des modèles de présentation de l’identité d’une marque à partir de ses différents types d’identifiants :




Nous présentons ci-dessous une synthèse des correspondances symboliques entre les différents modèles utilisés pour faciliter la représentation de ce « système ouvert complexe » que représente une marque :



Nota bene :
- Les correspondances dont nous nous servons ne sont que des analogies et des équivalences symboliques, destinées à favoriser la représentativité fonctionnelle du système qu’est la marque. Il ne s’agit pas d’équivalences réelles.
- Le sous-système charnière peut, aussi, être considéré comme un champ de forces entre le noyau et la périphérie.

La complexité du « système-marque » en tant que tel ne doit pas faire oublier qu’il est en relation interactive avec son environnement à la fois avec les systèmes d’autres marques du marché par rapport auxquels il se situe et se positionne, et avec les personnes ou les groupes du tissu social et culturel qui l’utilisent à des fins de « consommation », d’identification et d’expression.
C’est pour mieux cerner, concrètement et de façon plus large, le lien évolutif entre des client(e)s et une marque, que nous proposons la méthodologie qui suit.


III.2 Méthodologie d’investigation auprès des consommateurs




G. Michel (2000) affirme, après enquête, que les professionnels et stratèges de la marque s’appuient presque exclusivement sur des études qualitatives pour préciser l’identité des marques dont ils sont responsables, tout autant que pour les faire évoluer. Nous partageons cet avis, d’autant qu’une marque est majoritairement un fait immatériel symbolique : culturel et social. L’essai d’une métasémiotique [10] de la relation entre la marque et la personne qui la choisit nous semble nécessiter le métissage de plusieurs techniques de recueil d’informations auprès des échantillons de sondage. Seule l’interprétation des données subjectives ainsi recueillies ferait appel à la psychanalyse, notamment à partir des précisions métapsychologiques apportées précédemment. Dans tous les cas, la recherche d’informations est réalisée en deux étapes : l’une individuelle, l’autre en groupe.

Biographie [11] : dans un premier temps, il est demandé séparément, face à face, à chaque personne de l’échantillon de décrire sa relation aux marques en général, les perceptions qu’il en a, les représentations qu’il s’en fait, les motivations de ses choix… Puis, en groupe, les participants diront ce que leur apporte personnellement et socialement le choix de telle ou telle marque, et leur « consommation », l’assimilation à son identité, ses modes de vie et la reconnaissance au sein des groupes auxquels il prend part.

Ethnographie [12] : dans un second temps, on demande à chacun de noter sur un petit carnet - sans changer aucunement ses habitudes – quels sont précisément ses modes de « consommation » des produits appartenant à la catégorie à laquelle se rattache la marque testée (lieux, heures, achats, méthodes d’utilisation, seul ou avec d’autres…), puis en groupe ou en sous-groupes, une sortie d’une demi-journée ou d’une journée est prévue pour observer sur le terrain les endroits, moments et modalités des comportements d’achat, ou de non-achat, des personnes représentatives sélectionnées.

Phénoménologie [13] : dans un troisième temps, après un délai d’une semaine environ, chaque participant d’abord seul est encouragé à expliciter concrètement et très subjectivement ses ressentis concernant « l’expérience » de ce qui le relie à la marque étudiée, puis en groupe, à définir les bénéfices qu’il en retire, seul et dans ses relations aux autres et au groupe.

La restitution des données recueillies se fait sous forme de deux tableaux à double entrée : en colonnes, les trois étapes de l’enquête, en lignes les thèmes récurrents ou fédérateurs des réponses. Le premier tableau concerne les aspects individuels, le second les aspects collectifs.

Cette méthodologie est en cours de validation pour deux marques : l’une alimentaire, Bjorg, disponible en grande distribution, l’autre vestimentaire, Zara, commercialisée dans des boutiques spécialisées, dédiées à la marque.


III.3 De nouvelles formes de communication pour les marques ?

Kapferer (1994) confirme la nécessité de penser la marque autour de la constitution de son identité, plutôt que de construire son « image ». Le management de la marque est souvent réduit aux études d’images. La préoccupation est alors seulement de vérifier comment la marque est perçue. Au contraire, lorsque l’identité devient le pilier de la politique marketing et communication, la continuité de la marque dans le temps est assurée et ses évolutions sont facilitées. Les signaux émis envers le marché sont clairs et consistants. Les processus de reconnaissance, d’adoption et de mémorisation sont favorisés, à travers une identification fluide, continue et ajustable des consommateurs à la marque. Cette notion d’identité rejoint celle de « concept de marque » développée par Ladwein (1998).

A la suite de Kapferer et Laurent (1989), Marc Filser (1994) rappelle quelles sont traditionnellement les fonctions [14] de la marque pour l’acheteur (p. 367):

- le repérage et la particularisation d’une offre par rapport à une autre sur le même segment de marché ;
- la garantie d’un certain niveau de qualité ;
- l’affirmation du consommateur dans son environnement social ;
- le jeu ou plaisir du choix dans une diversité d’offres personnalisées ;
- la mémorisation facilitée des offres congruentes pour le consommateur.

Aussi, lorsque l’on tient compte du nouveau contexte socio-économique et culturel post moderne, à l’écoute notamment des aspirations des générations montantes qui dessineront les marchés et les modalités d’échanges de demain, on peut proposer de la « marque » commerciale une vision renouvelée et dynamique qui se concevrait autour de quelques axes majeurs :

- une marque est un système complexe ouvert évolutif en permanent remodelage, qui associe des flux d’informations vers le marché, organisés en fonction de ses identifiants et de leur rôle au sein du système ;

- un ensemble de relations et d’interactions définit les liens entre une marque et ses clients ; 

- ces liens sont sans cesse en voie de réajustement en fonction non seulement des informations envoyées par la marque à travers son offre et ses diverses formes de communication, mais aussi en fonction de ce que les clients font de ces flux d’information, de quelles façons ils se les approprient, ils s’y identifient/désidentifient, ils transforment les données pour les reprendre à leur compte et s’exprimer eux-mêmes à partir des identifiants d’une marque dont ils contribuent à véhiculer l’identité tout en la nourrissant.

De là, peut-être, pourra-t-on cesser de croire, d’affirmer et d’enseigner que le marketing, à lui seul, fait la marque : la construit, la promeut, la vend. Les échanges marchands étant des échanges culturels avant même d’être financiers, il s’agit plutôt de considérer la marque comme un fait social et culturel dont l’existence symbolique ne dépend ni seulement de l’entreprise qui en est juridiquement propriétaire, ni de ses employés, non plus uniquement de ses clients. La marque mais est surtout l’expression de relations sociales qui se tissent souvent à l’insu des protagonistes.

Voici la marque élevée au rang de production culturelle, au même titre que certains arts populaires contemporains… Karl Marx affirmait que le capitalisme avait, en lui-même, la possibilité d’évoluer, à l’infini, pour permettre lors de chaque crise économique une revalorisation des taux de profit, structurellement en baisse. Pourtant, l’être humain ne saurait se satisfaire ni des techniques, ni de l’économique, ni même de ce que la médiatisation spectaculaire du champ social croirait pouvoir nous faire gober des pouvoirs de l’image : les enjeux fondamentaux sont ailleurs, depuis la nuit des temps. Ils concernent la relation humaine, juste, dans ce qu’elle permet de se construire, de se dire et de se rencontrer, pour inventer demain. Nouveau et différent. Autre. N’est-ce pas cela, au fond, être fécond ?

Puisque rien n’est défini d’avance, mais se crée au fur et à mesure, telle la vie, pourquoi ne dirions-nous pas, avec un peu de poésie, que ce qui existe, parfois, entre une marque/mythologie et un individu, serait de l’ordre d’une « histoire d’amour » ? Freud, qui a inventé le terme de « transfert », ne nous contredirait pas, lui qui voyait dans la relation transférentielle et sa richesse d’investissements pulsionnels, affectifs, représentatifs et identificatoires, le plus bel exemple d’incarnation, dans une relation singulière, de l’amour sublimé…


Nice, 21 octobre 2002
saverio tomasella

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NOTES:

[1] Le développement qui suit recoupe partiellement la répartition traditionnelle - aujourd’hui dépassée - de l’évolution de la libido par stades : voir, par exemple, Dolto (1971, pp. 27 à 56), qui elle-même est allée beaucoup plus loin grâce au concept théorico-clinique de « l’image inconsciente du corps » (1984). Du reste, ce développement s’appuie également sur l’importance des fonctions corporelles vitales (biologiques autant que relationnelles) et, surtout, sur leur mode de fonctionnement, propre à chaque individu pris dans son histoire et celle de son environnement originaire : voir Balbo et Bergès (1996), p. e. : « Si le corps est image, il est aussi engagé dans le processus de la fonction et du fonctionnement. »

[2] N’oublions pas, non plus, la jouissance de la femme allaitante. Ce qui brise, encore une fois, les séparations schématiques des modes de plaisirs de l’homme et de la femme…

[3] « Le corps n’est pas seulement engagé par le fonctionnement des fonctions : il l’est aussi dans la parole. Pour commencer, par le cri. Les organes de la phonation, la bouche, la langue, la trachée, la respiration, sont pris dans cette émission de voix, dans cet appel, qui n’est appel que dans la mesure où il lui est répondu, sinon il retourne au silence et n’a plus dès lors aucun sens. Qu’il lui soit répondu d’une parle, d’un regard, d’un geste, et dès lors il devient une demande. Qu’en dire, sinon que cette demande suppose qu’on lui réponde par un don ? Don qui n’est pas d’un objet de besoin, mais d’amour. » (Bergès et Balbo, 1996, p. 7).

[4] Le cas d’un magazine, à la fois marque et objet, contenant et contenu, mythologie et expression, est particulièrement intéressant pour illustrer l’impossible démarcation complète entre la marque et le produit (Merunka, 2002).

[5] Dans la filiation de psychanalystes tels Anzieu, Dolto, Mélèse, Tisseron, Torok…

[6] Les notions issues de la physiologie ont été précisées par Michel Bornancin, professeur à l’université de Nice Sophia Antipolis, que nous remercions. 

[7] Voir Scott F. Gilbert, « Biologie du développement », De Boeck université, Paris, Bruxelles, 1996, tableau page 324 (figure 9.1).

[8] Cette approche, partant des « trois enveloppes »corporelles, approfondit et complète celle de « moi-peau » proposée par Didier Anzieu dès 1974, et redonne toute sa place, légitime, au « soi », qui désigne l’être humain complet faisant corps, l’être-corps, au-delà du simple « moi » adaptatif, social et imaginaire (spéculaire).

[9] La marque serait ainsi, dans ce cas, un objet transitionnel, un médiateur momentané entre soi et le monde, sa réalité intérieure et les réalités extérieures (Winnicott, 1971) et non un fétiche, objet magique, totem sacralisé, préservé et intouchable (Pontalis, 1977 ; Tisseron, 1998).

[10] Pour la définition de cette notion, voir Tomasella, 2002.

[11] Description et application de la méthode biographique : Wacheux, 1996, pages 126 à 135.

[12] Une méthode d’observation d’adolescents en situation de sélection et d’usage de produits de marques choisies a été mise au point par Pierre d’Huy et Saverio Tomasella en 1999 pour le cabinet eXperts à Paris. Nous nous en inspirons directement ici.

[13] Détails, et limitations, de la méthode phénoménologique : Chéré, 1998, pages 68-85, et Wacheux, 1996, pages 135 à 139.

[14] A ces fonctions, on pourrait rajouter les valeurs d’usage psychosocial de l’objet-marque, telles que nous les avons définies (Tomsella,2002).

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