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Quand le travail tue...
Partie 1 - Partie 2 - Partie 3

Par Johanne Bussières
Thérapeute en relation d’aide psychologique et Coach de Vie

Quand le travail tue… (2e partie)

Savez vous que les phrases assassines, les regards qui tuent forcent chaque année, plus de 500,000 Canadiens à s’absenter du travail en raison de troubles psychologiques ? Que le coût des absences liées aux problèmes de santé mentale a plus que triplé entre 1990 et 2000 ? Que la dépression pourrait devenir, dès 2020 la 2è cause d’invalidité ? Que le harcèlement est un facteur de premier plan du stress en milieu de travail ?

Comme on l’a vu dans la 1ere partie de cet article, le harcèlement au travail est une forme de violence construite, systématisée des plus destructrices qui soient parce qu’il tue une partie de l’identité psychique. Il tue aussi la motivation ; il tue le sentiment d’appartenance qui entraîne une perte de sens. C’est pourquoi de plus en plus d’avocats, travailleurs sociaux, médecins, psychiatres, psychothérapeutes se rallient pour venir en aide aux victimes. Je m’y intéresse car comme plusieurs, j’ai été un jour partie prenante et témoin de ce phénomène social dont l’ampleur est préoccupante. En tant que thérapeute et consultante, j’ai beaucoup lu et réfléchi sur la question ; j’ai tenté d’analyser et de saisir la complexité de ce phénomène. J’ai assisté à des séminaires d’études pour en approfondir ma compréhension ; j’ai recueilli des témoignages et des confidences de personnes qui l’ont vécu et qui m’ont demandé mon aide. À tous ces gens qui ont été affectés par ce mal insidieux, je veux donner de l’espoir. Je livre ici le fruit de ma propre expérience et de ce que j’en ai appris, dans un but de sensibilisation et de prévention. 

Je m’attarde, dans la deuxième partie de cet article à distinguer conflit et harcèlement et au contexte qui induit le harcèlement au travail au plan moral donc, des valeurs. 

En effet, il me paraît nécessaire de différencier d’abord le harcèlement du conflit. S’il y a harcèlement, c’est que justement aucun conflit n’a réussi à éclater. Dans un conflit, les positions sont clarifiées, les reproches sont nommés ; en d’autres mots, la guerre est ouverte… Au contraire, derrière tout procédé de harcèlement, il y a du non-dit et du caché. Même s’il est coûteux et douloureux pour une organisation, le conflit implique qu’il y avait au départ une nécessité de changement. Le conflit sert à faire éclater au grand jour les non-dits, les insatisfactions et les frustrations sous-jacentes. Le conflit a sa raison d’être en sorte qu’il permet de se mobilier dans une action créatrice, de rallier les personnes, d’examiner les alliances et surtout de questionner les pratiques. Le conflit peut être l’occasion d’explorer de nouvelles façons de faire dans des milieux professionnels devenus routiniers. 

Donc, dans un conflit ouvert, chacun peut défendre sa position, choisir son clan. Cependant, tous les coups ne sont pas permis, car le conflit suppose des règles éthiques ; un pouvoir régulateur. Chacun a une place à garder. Par contre, les conflits qui ne trouvent pas leur aboutissement dans la médiation, l’arbitrage ou le compromis risquent de dégénérer et de se poursuivre de manière détournée, souterraine. Lorsque le conflit dégénère en luttes de pouvoir larvées, il peut mener au harcèlement. Il faut bien le dire, les conflits ont mauvaise réputation dans les organisations. On craint que cela nuise à l’image de marque. Cette crainte a ses origines dans notre éducation judéo-chrétienne ; notre système d’éducation nous a appris à juger le conflit, à en avoir peur, à l’éviter. Il est préférable de donner l’impression que tout va bien au lieu d’apprendre à exister avec nos contradictions, nos désaccords, nos divergences et à les assumer.

De manière générale, dans le monde du travail, les personnes en autorité banalisent ou nient les difficultés relationnelles sauf si elles nuisent à la prospérité immédiate de l’entreprise. L’attitude la plus courante face au harcèlement demeure encore l’évitement et la fuite. S’en laver les mains, étiqueter les victimes et leur coller un problème psychiatrique sont des raccourcis faciles pour expédier un phénomène de violence sociale complexe. Il ne suffit pas non plus de définir le problème de manière manichéenne : le harceleur d’un côté, la victime de l’autre. Je le déplore, on laisse la situation dégénérer, on ne s’en occupe pas. On demande après coup aux DRH de récupérer des situations impossibles parce que la direction a refusé d’y remédier alors qu’il en était encore temps. Cela dit, la politique de l’autruche a un prix ; elle vient avec tout un lot de conséquences : stress, fatigue, anxiété, démobilisation, dépression, harcèlement, taux de roulement élevé, baisse de productivité, perte de sens. 

À l’opposé du conflit, la manœuvre de harcèlement demeure non dite, détournée. Disons-le, le harcèlement au travail ne saurait s’ériger en système sans la complicité, le silence, l’indifférence qui lui ont jusqu’à maintenant permis de prendre une telle ampleur pas seulement au Canada mais en Europe, aux Etats-Unis et partout dans le monde. 

Dans son ouvrage phare, « Le harcèlement moral dans la vie professionnelle », Marie-France Hirigoyen parle bien de harcèlement moral car, écrit-elle, « le choix du terme moral implique une prise de position. Il s’agit effectivement de bien et de mal, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, de ce qu’on estime acceptable dans notre société et de ce qu’on refuse… Il n’est pas possible d’étudier ce phénomène sans prendre en compte la perspective éthique ou morale, car ce qui domine du côté des victimes de harcèlement moral, c’est le sentiment d’avoir été maltraitées, méprisées, humiliées, rejetées. Du côté des agresseurs, face à la gravité de cette violence, on ne peut que se poser la question de leur intentionnalité. Y avait-il effectivement intention de nuire ? »(1)

Voici comment M.-F. Hirigoyen définit le harcèlement : … le harcèlement moral au travail se définit comme toute conduite abusive (geste, parole, comportement, attitude…) qui porte atteinte, par sa répétition ou sa systématisation, à la dignité ou à l’intégrité psychique ou physique d’une personne, mettant en péril l’emploi de celle-ci ou dégradant le climat de travail. (2)

J’ajouterais que le harcèlement moral n’est pas que du stress, même s’il implique une première phase de stress qui est observable lorsque l’isolement de la personne est modéré et que l’agression ne vise que ses conditions de travail. En fait, la phase de harcèlement moral apparaît réellement lorsque la personne ciblée se rend compte que la malveillance est dirigée contre elle. En d’autres mots, c’est lorsque la personne prend conscience que le refus de communiquer est manifeste et humiliant, lorsque les critiques sur son travail deviennent méchantes et que les attitudes et les paroles à son endroit sont injurieuses qu’une partie de son identité s’éteint. Alors, les conséquences sur le psychisme de la personne sont beaucoup plus graves lorsqu’elle voit qu’il y a « intention de nuire » à son endroit. On a du mal à croire qu’une telle malveillance puisse se manifester, puis commencent la confusion et le questionnement anxieux : « Qu’ai-je fait pour qu’on me traite de cette façon ? », et des tentatives désespérées pour « changer les choses, les améliorer ». Cela entraîne une blessure à l’estime de soi et une brèche en la confiance en soi qui n’ont plus rien à voir avec le stress. Il s’agit là d’une blessure d’amour-propre, une atteinte à la dignité. En même temps, il y a chez la personne une désillusion brutale liée à la perte soudaine de confiance qu’on avait dans l’entreprise, envers son patron ou ses collègues. Le traumatisme est d’autant plus grand que la personne est dévouée, investie dans son travail. 

Si le stress est destructeur par excès, le harcèlement par contre, est destructeur par sa nature même car il porte atteinte à la dignité et au respect de la personne. Et les conséquences sur la santé sont beaucoup plus graves. Par exemple, lorsque Marie est soumise à un rythme de travail épuisant parce que normalement accompli par deux personnes, elle est fatiguée et subit beaucoup de stress. Mais lorsque sa surveillante se met à s’acharner sur elle et à l’humilier publiquement, elle tombe gravement malade. On voit bien qu’il ne s’agit pas de la même échelle de gravité. Chez les personnes stressées, le repos est réparateur et de meilleures conditions de travail leur permettront de récupérer. Chez la victime de harcèlement, la blessure de honte et d’humiliation persistera longtemps. Selon son parcours de vie et son histoire familiale, chaque personne sera plus ou moins affectée par l’atteinte à sa dignité. Cependant, passé un certain stade d’agression, tout le monde est touché dans son identité profonde. 

Il faut retenir, que le harcèlement professionnel met en cause les conditions de travail. Il faut toujours faire plus avec moins et cela engendre du stress mais l’intention de la gestion n’est pas de nuire ou de détruire les salariés mais au contraire, d’améliorer leur performance. « Alors que dans le harcèlement moral, il y a intentionnalité malveillante et l’individu lui-même est visé. Il ne s’agit pas d’améliorer la productivité ou les résultats… Cette violence n’est utile ni à l’organisation ni à la bonne marche de l’entreprise. (3) 

Tandis que dans la première partie de cet article j’aborde les formes ouvertes de harcèlement, dans cette deuxième partie, j’en soulève des formes plus subtiles mais tout aussi pernicieuses. 

Par exemple, une rencontre se passe autour de petites choses impalpables, ce que Leibniz nomme les « petites perceptions ». Le fait que l’on se sente bien ou mal avec quelqu’un dépend parfois de choses aussi subtiles qu’un battement d’ailes de papillons ! Il suffit d’un ensemble de ces petites perceptions (souvent inconscientes) pour transformer notre disposition envers l’autre, nous amener à nous rigidifier, à nous fermer. Le harcèlement moral est fait, au début en tout cas, de perceptions minimes, et c’est pourquoi il est si difficile à prouver au sens juridique du terme. Ces signes sont perçus par la personne visée mais pas par l’entourage qui n’intervient pas parce qu’il ne voit pas la manœuvre, et qu’elle ne lui est pas adressée. 

José Gil a très bien exprimé cette idée dans un article paru dans la revue Chimères : Prenons un visage et, sur ce visage, un sourire. Le sourire se veut amical et pourtant, nous y percevons un je-ne-sais-quoi qui nous révèle tout le contraire : il cache une antipathie profonde, voire une hostilité. Mais seul un regard perçant saisit ce décalage entre ce que le sourire prétend exprimer et ce qu’il exprime réellement. Ce décalage est perçu grâces aux petites perceptions : c’est un sourire imperceptiblement hypocrite (4). »

Il en va de même avec les mots : apparemment suaves et bienveillantes, si on s’en tient au sens, les paroles peuvent être chargées d’une agressivité qui ne pourra être décodée que par la personne à qui elles s’adressent. L’entourage n’en percevra parfois rien du tout. C’est ce que l’on appelle le langage paradoxal ; le message ambigu ou message double. C’est une forme de communication perverse, car la personne qui les utilise a l’intention, sous des dehors déguisés, de nuire à la personne qu’elle vise et de la déstabiliser. 

Le harcèlement demeure une notion subjective. La difficulté qu’il y a à analyser les situations de harcèlement et à y remédier vient du fait que la réalité extérieure, visible des témoins ou des intervenants, n’est pas la réalité psychique de chacune des personnes en cause. Cependant, on peut dire que, quand le harcèlement est le fait d’un individu pervers, celui-ci s’estime toujours dans son droit « il a raison ». Bref, il ne lui vient nullement en tête de remettre en cause son comportement tandis que la personne visée, elle, n’est pas sûre de n’être pas la cause de ce qui lui arrive. Un fait demeure, le harcèlement moral est grave car il peut provoquer une destruction de l’identité et donc changer de manière durable le caractère de la personne. Depuis l’enfance, notre identité se construit progressivement et n’est jamais fixée définitivement. Quand on est victime d’une agression contre laquelle on n’a pas les moyens psychiques de lutter, il peut y avoir accentuation des traits de caractère préalables ou apparition de troubles psychiatriques. Il s’agit d’une véritable aliénation au sens où la personne est dépossédée d’elle-même, où elle devient étrangère à elle-même. Il est des paroles ou des attitudes qui tuent et M.-F. Hirigoyen en précise la gravité des conséquences de son point de vue de psychiatre. « Quand le but de l’agression est de détruire l’autre, de le priver de son identité, on n’a pour se protéger que deux solutions, se dédoubler, ce que les psychiatres appellent la dissociation, ou renoncer à son identité  (5) ». Ce n’est pas rien !

Lorsqu’il y a conflit de valeurs, on voit souvent apparaître une dynamique de harcèlement. Par exemple, un salarié scrupuleux et dévoué suscitera de la méfiance chez ses collègues plutôt nonchalants. Ceux-ci se sentiront menacés car ce qu’ils interprètent comme du zèle sera confrontant pour eux. Ils réagiront défensivement en rejetant l’employé, l’affublant d’épithètes, le ridiculisant. Le salarié, quant à lui, ne saisit pas la raison de la manœuvre. Instinctivement, il fera des tentatives désespérées pour être accepté d’eux, au début à tout le moins. Si son estime de lui-même n’a pas d’assise solide, il aura tendance à leur laisser du pouvoir ; celui de l’humilier, de le dégrader. 

De leur côté, si les témoins ou les patrons ferment les yeux sur la situation, ils cautionnent implicitement le harcèlement qui y trouvera un terreau fertile pour proliférer. Si au contraire, les témoins ou les personnes en autorité désapprouvent clairement cette attitude, la situation prendra fin rapidement. De la même façon, si l’estime de soi du salarié est fermement ancrée, il puisera en lui-même les ressources pour se défendre et se protéger. Par conséquent, cette force intérieure fera rempart contre les intrusions et les attaques dégradantes de ses collègues. J’ai observé que, lorsque la personne qui subit du harcèlement ne restait pas prise dans l’impuissance ou sortait de ce que j’appelle le phénomène de « victimisation », la situation se transformait à son avantage. En effet, le salarié « récupère du pouvoir » lorsqu’il sort du non-dit c’est-à-dire lorsqu’il se confie et parle de la situation à d’autres ou confronte ses agresseurs. En s’affirmant et en exprimant clairement aux personnes qui le traitent de manière dégradante qu’il n’accepte pas qu’on lui manque de respect, en général, celles-ci battent en retraite. Cependant, tout n’est pas si simple car nous ne vivons pas dans un monde idéal où chacun s’affirme sans crainte et trouve en l’autre ouverture d’esprit et respect humain…

J’ai noté également que les pratiques de gestion et la culture d’entreprise qui s’appuyaient sur les valeurs de respect et l’éthique servaient de bouclier contre le harcèlement. Toutes les recherches en management le prouvent, chaque salarié est une richesse potentielle pour l’entreprise où il est embauché s’il est respecté dans sa singularité.

Les membres de la direction ont la responsabilité de prêcher par une conduite exemplaire derrière laquelle les employés ne manqueront pas de se rallier. En d’autres mots, lorsque les membres de la direction exercent leur droit de gestion avec une mentalité de « juste milieu », ils émettent un message clair. En effet, lorsqu’ils sont des modèles d’intégrité, lorsqu’ils agissent respectueusement et avec diligence, les membres de la direction inculquent une culture d’entreprise dont le mot d’ordre est savoir-vivre. 

Au Québec, en vertu des dispositions de la Loi des Normes du Travail sur le harcèlement au travail, en vigueur depuis juin 2004, l’employeur est légalement tenu de maintenir le milieu de travail exempt de harcèlement. S’il en est témoin ou si on une telle situation est portée à sa connaissance, il doit prendre toutes les mesures pour y remédier et l’enrayer. Ces mesures peuvent comporter un code de conduite ou une politique lesquels doivent être clairement énoncés et communiqués au personnel à tous les échelons de la hiérarchie. S’il n’agit pas, l’employeur est réputé responsable et complice de la situation de harcèlement. 

Par conséquent, il devient passible de poursuites et de condamnation au même titre que le harceleur.

Pour sa part, l’employé est responsable de ses actes aux plans civil et pénal. Par conséquent, il a une obligation légale de civilité.

Enfin, il y a des responsabilités transversales c’est-à-dire qui incombent à la fois à l’employeur et à l’employé : 

  • cultiver des relations de travail respectueuses ;

  • se tenir au courant des lois et des politiques et en comprendre les implications ; 

  • être conscient de l’effet de son comportement ;

  • modifier son comportement s’il y a lieu ;

  • collaborer de manière pleine et entière au règlement d’une plainte.

Dans la troisième et dernière partie de cet article, je tente de répondre à cette question « Est-il possible de briser ce système relationnel destructeur, bourreau-victime ? » J’aborde aussi l’aspect éthique et j’analyse plus en profondeur ce qui sert de rempart contre le harcèlement. 

Johanne Bussières, Thérapeute en relation d’aide psychologique et Coach de Vie

NOTES:
1. HIRIGOYEN, M.-F. Le harcèlement moral dans la vie professionnelle pp. 15-16 POCKET 2001
2. idem p. 18
3. idem pp. 26-27
4. GIL J., « Les enjeux du sensible », Chimères, no 39.
5. HIRIGOYEN, M.-F., Le harcèlement moral dans la vie professionnelle p. 215, POCKET 2001

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