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Freud et l’alcool : quelques citations commentées

Catherine Rioult (1), Olivier Douville (2)

Directeur de publication de la revue Psychologie clinique

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Freud, dans le manuscrit H, lettre à Fliess datée du 24 janvier 1895, comme il le fera plus tard dans "Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa" (1911), compare le délire de jalousie de l’alcoolique au délire du paranoïaque y établissant un lien commun d’homosexualité inconsciente avec un mécanisme projectif défensif. “ L’alcoolique ne s’avoue jamais que la boisson l’a rendu impuissant. Quelle que soit la quantité d’alcool qu’il supporte, il rejette cette notion intolérable. C’est la femme qui est responsable, d’où délire de jalousie, etc. ” (3). Dans une autre lettre à Fliess datée du 22 décembre 1897, il qualifie l’alcoolisme d’équivalent masturbatoire : “ La masturbation est la seule grande habitude, le "besoin primitif", et les autres appétits tels que le besoin d’alcool, de morphine, de tabac, n’en sont que des substitutifs, des produits de remplacement ”.

Un des premiers textes majeurs où Freud s’approche du phénomène addicitf est l’article de 1898 intitulé "La sexualité dans l’étiologie des névroses"(4). Par le parallèle établi avec la masturbation Freud met en valeur le caractère névrotique de l’accoutumance. On trouve tout un développement sur les façons névrotiques et compulsives d’habituer le familier, de se créer un lien exclusif avec une substance devenue familière. Aussi les cures d’abstinence qui ne visent qu’à supprimer l’agent narcotique sont, selon Freud, vouées à l’échec. Citons : “ "Accoutumance" n’est qu’une simple façon de parler sans valeur explicative ; tous ceux qui ont l’occasion de prendre pendant un certain temps de la morphine de la cocaïne, du chloral et autres n’acquièrent pas de ce fait "l’appétence" pour ces choses. Une investigation plus précise démontre en règle générale que ces narcotiques sont destinés à jouer le rôle de substituts – directement ou par voie détournée – de la jouissance sexuelle manquante, et là où ne peut plus s’instaurer une vie sexuelle normale, on peut s’attendre avec certitude à la rechute du désintoxiqué ”(5).

Avec Les trois essais sur la sexualité(6) (1904), il fixe l’origine de l’alcoolisme à “ une forte fixation de la libido au stade oral ” et, qualifiant les pulsions sexuelles en jeu chez l’alcoolique, il évoque l’auto-érotisme dans lequel la pulsion trouve satisfaction à son point de naissance, sans détour par l’objet. Ces principes de base ont été repris par différents psychanalystes (S. Ferenczi, L. Andréa-Salomé, V. Tausk) ; K. Abraham insistant le plus sur le rôle de cette fixation orale. Cette thèse sera reprise ultérieurement par O. Fenichel qui, en 1945, développe la notion généralisée d’addiction comme une régression à des stades précoces, le Surmoi se trouvant soluble dans l’alcool.

Dans "Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa" (1911), Freud expose afin de mener à bien sa déconstruction de la phrase “ Je l’aime (lui, l’homme) ” les mécanismes du délire de jalousie, en envisageant d’abord le délire alcoolique. “ Le rôle de l’alcool dans cette affection est des plus compréhensibles. Nous le savons : l’alcool lève les inhibitions et annihile les sublimations. Assez souvent, c’est après avoir été déçu par une femme que l’homme est poussé à boire, mais cela signifie qu’en général il revient au cabaret et à la compagnie des hommes qui lui procurent alors la satisfaction sentimentale lui ayant fait défaut, à domicile, auprès d’une femme ”(7). Freud parle de l’alcool comme d’une substance levant les inhibitions et annihilant les sublimations, permettant l’émergence des pulsions régressives. L’usage addictif de l’alcool est envisagé dans ses incidences psychopathologiques, le délire alcoolique, tout comme le délire paranoïaque fonctionne en lien avec un fantasme de désir homosexuel chez l’homme. Désir que vient mettre à nu, plus que causer, l’abandon par une femme.

Dans "Contributions à la psychologie de la vie amoureuse" (1912), Freud compare le lien sexuel qui unit l’alcoolique à la bouteille, au lien amoureux à son objet d’amour : ce dernier est marqué par la poursuite continuelle de la satisfaction par changement d’objet, alors que la relation de l’alcoolique à la bouteille est évoquée comme un modèle de mariage heureux : “ A-t-on jamais entendu que le buveur fût contraint de changer sans cesse de boisson parce qu’il se lasserait bientôt d’une boisson qui resterait la même ? Au contraire, l’accoutumance resserre toujours davantage le lien entre l’homme et la sorte de vin qu’il boit […] Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l’on devrait envisager la possibilité que quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction […] lorsque l’objet originaire d’une motion de désir s’est perdu à la suite d’un refoulement, il est fréquemment représenté par une série infinie d’objets substitutifs, dont aucun ne suffit pleinement. Voilà qui nous expliquerait l’inconsistance dans le choix d’objet, la "faim d’excitation" qui caractérise si fréquemment la vie amoureuse des adultes ”(8).

En 1927, dans l’Avenir d’une illusion, il évoque pour la première fois la notion d’addiction comme une façon que trouve la vie psychique pour se soustraire à la contrainte de la douleur. C’est non sans esprit qu’il précise encore dans ce texte qui montre les liens entre la névrotisation de la vie quotidienne et le travail de la culture, que “ peut-être celui qui ne souffre d’aucune névrose n’a-t-il pas besoin d’ivresse pour étourdir celle-ci ”(9). La même année dans son travail sur l’humour il ajoute que “ l’ivresse est un procédé pour échapper à la souffrance, pour substituer le principe de plaisir ou principe de réalité ”(10).

Terminons ce trop bref panorama avec la remarque suivante extraite de la lettre que Freud adresse à L. Binswanger le 2 avril 1928 : “ Eh bien j’ai toujours été très sobre, presque abstinent, mais j’ai toujours eu beaucoup de respect pour un solide buveur […] Seuls ceux qui arrivent à s’enivrer avec une boisson sans alcool/Dieu, la religion m’ont toujours paru un peu bizarres ”(11).

En résumé

À travers ces quelques notations on peut conclure que Freud pose les jalons d’un abord clinique de l’alcoolisme dont les principaux points sont :

  • l’importance de l’angoisse;

  • le lien avec la pulsion sexuelle réprimée; 

  • la régression vers l’oralité;

  • la recherche d’un objet permanent;

  • le rôle défensif de cet acte de boire contre la douleur; 

Ce qui a pu ouvrir le champ à un abord, par ailleurs contesté, privilégiant tout ce qui concerne la relation d’objet et le rapport de l’addiction avec les pathologies du narcissisme. Reste que le fil conducteur chez Freud est constitué par le lien entre alcoolisme et sexualité. Il ne propose pas, en revanche, de thèse univoque sur une psychogenèse de l’alcoolisme, qui peut être tenue pour une forme d’automédication du sujet. Le modèle du délire alcoolique lui permettra, par analogie, d’approfondir sa saisie des mécanismes propres au délire paranoïaque et des modes de relation à l’Autre, à autrui et à l’objet que ce délire tente d’équilibrer, par systématisation. La prise d’alcool de façon non contrôlée et addictive est bien le fait de personnes à structures fragiles et pour lesquelles il faut aller voir dans leur histoire ancienne et personnelle ce qui aurait pu manquer.

Références

outre les textes de Freud référés en notes, sont à consulter :

Delrieu, A. : Sigmund Freud Index thématique. Raisonné, alphabétique. chronologique. anthologique, commenté (livres, articles, correspondance, minutes de la société psychanalytique de Vienne), Paris, Anthropos/Economica, 1997.

De Mijolla, A. (dir.) : Dictionnaire International de la Psychanalyse, Paris, Calmann-Lévy, 2002 ; notamment les rubriques "addiction" (rédigée par D. Rosenfeld) et "alcoolisme" (rédigée par J.-P. Descombey).

Jacquet, M.-M. et Rigaud, A. : "Émergence de la notion d’addiction : des approches psychanalytiques aux classifications psychiatriques", Les addictions, (S. Le Poulichet éd.), Paris, PUF, 2000, pp. 11-80.

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(1) Psychologue clinicienne, CMPP de Gauchy dans l'Aisne. catherine.rioult@free.fr 
(2) Maître de conférences en psychologie clinique, université Paris 10 Nanterre. Unité de recherche Médecine, Sciences du vivant, psychanalyse (Pr. D. Brun, université Denis Diderot Paris 7). douvilleolivier@noos.fr 
(3) Freud Manuscrit H, lettre à Fliess, 1895, dans Naissance de la psychanalyse, p. 101.
(4) Freud S., "La sexaulité dans l’étiologie des névroses", 1898, in Résultats, idées, problèmes, 1, Paris, PUF, 1984, pp. 77-95.
(5) ibid p. 88.1
(6) Freud Trois essais sur la théorie de la sexualité, 1905, Gallimard, 1991.
(7) Freud, 1911 (déc. 1910), in Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 309.
(8) Freud, "Sur le plan général des rabaissements de la vie amoureuse", 1912, La vie sexuelle, PUF, 1925, pp. 63-64.
(9) Freud, 1927, L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 1973, p. 70.
(10) Freud, 1927, "L’humour", L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1990, p. 32.
(11) Freud & Binswanger, Correspondance 1908-1938, Paris, Calmann-Lévy, p. 275.
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