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Le regard dans la construction psychique de l'adolescent

Par Dominique Cuny, Psychologue Clinicien, Psychanalyste
Poissy, France
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LE REGARD DANS LA CONSTRUCTION 
PSYCHIQUE DE L'ADOLESCENT

L’adolescence se caractérise par l’irruption pubertaire qui peut prendre valeur traumatique en désorganisant l’image du corps, qui s’est constituée à l’époque du stade du miroir (1). 

Il y a chez le jeune nubile, nécessité narcissique de réintégration psychique d’une image du corps qui fasse consistance sur le plan symbolique et imaginaire, et qui en même temps prenne des distances et s’autonomise par rapport à l’imaginaire parentale.

L'adolescence est la période où se détermine la place du sujet en tant que sexué, tout en le confrontant à une place "d’objet a" reste et déchet dans la rencontre avec le désir de l’Autre, cela n’est pas sans effet dépressif et dénarcissisant. 

Dominique Cuny..

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Chez l’adolescent, ce reste, l’objet cause, indicible est produit par l’objet de la pulsion scopique soit l’objet regard. Le regard est ce par quoi il doit passer pour se construire. C'est ce qui le fait désirer en se faisant phallus imaginaire de l’Autre ou en cherchant dans l’Autre la brillance phallique comme idéal.   

Henri Wallon (2) a été le premier à relever l’importance du miroir dans la construction psychologique de l’enfant. Pour lui l’enfant se sert de l’image extériorisée du miroir afin d’unifier son corps, ce processus se déroule lors du stade émotionnel entre 6 à 12 mois..

Lacan a réutilisé cette théorie en 1936, lorsqu'au 14ème congrès international de psychanalyse de Marienbad, il en présente le concept. Il le reprend dans un article paru en 1938 (3), puis au XVIe Congrès international de psychanalyse à Zurich en 1949: «Le stade du miroir comme formateur du Je qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique».

Le stade du miroir est le moment durant lequel l’enfant anticipe la maîtrise de son unité corporelle par une identification à l’image du semblable et par la perception de son image dans un miroir.
Lacan en élaborera le concept au travers de plusieurs schémas au cours de son enseignement: 
le schéma L, le schéma optique (4),avec l’illusion du bouquet renversé de Bouasse (5).

La référence à ce stade est éclairante quant à la restructuration narcissique à l’adolescence car elle fait intervenir les notions de: relation spéculaire au semblable, d'identification imaginaire, de relation au grand Autre du symbolique, à la différence des sexes, à l’objet a comme trou, cause du désir, comme reste indicible, soit comme réel. 

A l’adolescence , à l’instar de la période de la petite enfance, le sujet va s’identifier par un mécanisme de captation imaginaire du double. La relation à ce niveau s’établit grâce à un élément média, qu’il s’agisse de l’image spéculaire (le modèle, le petit autre) ou du symbole (langage, places et rôles) ou de l’idéal (Autre comme idéal du moi). Le regard a son importance à ce stade, puisque c’est lui qui à la fois conduit le sujet vers ses identifications imaginaires et symboliques. Mais il a aussi son importance en tant que reste de la pulsion scopique, à cette place il introduit le sujet à l’objet du désir. La fonction du miroir est donc sollicitée chaque fois que l’Autre nous est nécessaire pour avoir accès à quelque chose de nous- même et qui nous est inaccessible. La fonction miroir sous-tend toute l’instauration des rôles et statuts sociaux. C’est le regard d’autrui qui nous confère notre identité à l’origine, ainsi que le plaisir de voir et d’être vu.

La résurgence pulsionnelle qui attaque l’adolescent dans ses idéaux de l’enfance, l’oblige à trouver de nouvelles limitations corporelles et psychiques (Nouveaux fantasmes, nouveaux scénarios imaginaires, nouveaux repères identitaires, nouveaux idéaux), cela relève d’un travail d’imaginarisation du corps, et d’inscription symbolique du désir dans relation à l’Autre définitivement sexué. 

C'est ainsi nous voyons certaines adolescentes s’habiller de façon sexy, provocante, comme pour attirer le regard de l’Autre et son désir, comme si elle se faisait objet fétiche, vêtues d’une parure phallique. D’autres se dissimulent sous des vêtements trop longs qui cachent leurs formes, elles voilent leur regard sous des fards fort appuyés ou à l’aide de franges couvrant leurs yeux. Les garçons ne sont pas en reste en mettant en avant leur torse bien sculpté et leurs biceps gonflés en parure virile. Qu’il se voile ou se dévoile, l’adolescent se constitue au travers de l’Autre par le regard. Il se donne à voir et se cache, se fait objet désirable dans la présence et l’évanescence, il se joue du regard comme trace du désir. 

Freud a bâti sa théorie des pulsions à partir d’une question scopique originaire et ce, dès les «3 essais »(6) . la question scopique est décrite comme centrale à la puberté dans le 3ème essai: «Les métamorphoses de la puberté», Il y souligne notamment la fonction de l’organe œil comme zone érogène à la puberté. 

Il est bon par ailleurs de rappeler que les cas d’hystérie étudiés dans : « Études sur l’hystérie" (7), sont des adolescentes qui pour la plupart souffrent de troubles visuels. L’adolescence est une période d’incertitude narcissique, où l’image de soi dans l’autre se teinte vite d’inquiétude, quand le regard devient celui de l'Autre.

Face à ce désir de l’Autre, l’adolescent ne se sent plus correspondre à l’attente idéale supposée. C'est dans la vision constituée par cette réciprocité du regard où l'Autre manifeste son désir qu'il se sent déchoir comme "objet a" (8). L’"objet a" été conceptualisé par Lacan comme l’objet pulsionnel, objet perdu, cause du désir, pris et cherché sur l’Autre. Il prend toute sa dimension de perte pour l’adolescent, qui selon JJ Rassial (9), rencontre la panne de l’Autre, par "le pas tout", l’impossible du rapport sexuel entre les hommes et les femmes. Pour JJ Rassial il est pour l’adolescent de toute première urgence de constituer son fantasme pour pallier ce manque fondamental. 

En cette période pulsionnelle ou la pulsion scopique est fortement activée, nous avons vu que le regard de l’Autre le laisse dans le vide et révèle ainsi la vacuité du désir. C'est cela que la prestance spéculaire comme enflure narcissique tentera de colmater, ce vide insupportable du désir perçu dans le regard; cet Insupportable du regard et du désir de l’Autre qui vient signifier l' exclusion du sujet adolescent. Le regard si prégnant à l’adolescence, effet de désir et de vacuité, met à mal l’image spéculaire et la reconnaissance que cherche le jeune sujet dans ses modèles. C’est la dépersonnalisation qui le menace au détour de ces jeux de miroir et de regard, s’il ne trouve pas de certitude dans ses repères spéculaires. Sous le regard d’autrui, l’adolescent peut défaillir, se sentir déchet, les limites du corps imaginaire peuvent s’effacer. Que ce soit par les tatouages, les piercings, le vestimentaire, l’adolescent a besoin de rustines et d’écrans protecteurs pour faire bord au désir qui se manifeste par la force de la pulsion scopique de l'Autre. Sans écrans ni images, l’adolescent court le risque de se retrouver sous l’emprise du regard d’autrui qui le ravit. Face au ravissement, pris dans une confusion narcissique et identitaire, il n’aura en sa possession que l’agir et le passage à l’acte pour sortir de l’angoisse de dépersonnalisation et de l’effondrement. 
Le moi de l’adolescent mis à mal dans ses idéaux et ses assises narcissiques par la pulsion, a besoin de se retrouver une altérité imaginaire pour se consolider. 

Cet autre , double narcissique et imaginaire, n’en est pas moins inquiétant car il peut se dérober à l' identification, en introduisant l'objet du désir hors champ spéculaire (exemple: la mère qui désire le père, un autre en position phallique…), renvoyant au manque d’objet et de phallus, c'est- à -dire à la castration. Toute relation imaginaire implique donc nécessairement une rivalité agressive, une compétition, une concurrence jalouse par l’effet de l’asymétrie causé par le désir comme le décrit Saint Augustin: «J’ai vu de mes yeux, et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait» (10)
Ce qui est aimé dans l’objet d’amour dit Lacan, est quelque chose qui est au-delà. Ce quelque chose ce n’est rien sans doute, mais il a la propriété d’être là symboliquement, c’est justement parce qu’il est symbole qu’il doit être ce rien, un rien que le symbole voile.

C’est ce voile qui rend possible toute liaison imaginaire et soutient la place du désir et du fantasme sur fond de cet au-delà inaccessible que symbolise le phallus comme manquant. L’analyse du fétichisme permet à Lacan de repérer en quoi tout objet vestimentaire peut venir occuper la fonction d’écran phallique, de capture de cet au-delà de l’objet, soit de figurer la place vide constitutive à cet au-delà qu’est le phallus. L’adolescent en prise avec le renforcement spéculaire de son moi, utilise la vêture, l’enluminure corporelle pour se soutenir imaginairement dans le regard de l’Autre, il se fait phallus imaginaire pour l’ Autre. Qu’il soit conformiste, provocant ou dissimulateur, le vêtement sera le voilement utilisé par l’adolescent pour faire écran à ce rien du phallus qui est l’inaccessible, l'au-delà. La mode si prisée par l’adolescent interroge cette prise de l’au-delà, en se jouant des limites. Il privilégiera un vêtement mélangeant les sexes et les générations, l’enfant et l’adulte, le garçon et la fille, il réunira les contraires, gommera les différences. la scarification chez l’adolescent est aussi un voile qui vient par le marquage de la peau en surface, symboliser une souffrance intérieure, et tenter de faire bord et écran spéculaire à la jouissance de la pulsion de mort.

L’adolescence c’est donc le moment où le jeune sujet doit inventer son voile, où il doit se décoller de ses voiles infantiles, ceux donnés par ses parents, pour inventer les siens. C‘est une opération fondamentale à cet âge dans laquelle se dialectise la question du désir par le paraître (par- être) . C’est un moment fort où se pose pour le sujet la question de son désir et celui de l’Autre: que me veut-il? Qui suis-je pour l’Autre dans ce que je donne à voir?, suis-je homme ou femme? Pourquoi me regarde-t-il? Pourquoi je ne cesse de le regarder?


NOTES:
1- Lacan J.(1948) « Le stade du miroir comme formateur du je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique » in : Ecrit, Paris : Seuil, édition en poche, 1966, p. 92-99.
2-Henri Wallon,: «Les origines du caractère chez l’enfant», PUF 
3-Lacan, «Le complexe, facteur concret de la psychologie familiale», dans l’Encyclopédie Française, 1938
4-Lacan, " les ecrits", éditions du Seuil, Paris 
5-Lacan, livre 1 "les écrits techniques de Freud" Seuil, Paris
6-Freud " Trois théories sur la vie sexuelle"1905, Gallimard, coll. « Folio », 1989
7-Sigmund Freud, Joseph Breuer : "Études sur l'hystérie". Traduit de l'allemand par Anne Berman. Paris : Presses Universitaires de France. 1956
8- Lacan, Séminaire IV "La relation d'objet, Seuil, 1957" Séminaire X "L'angoisse" Seuil, 2004
9-JJ Rassial «L’adolescent et le psychanalyste» Payot 1990
10- Saint Augustin "Confessions", livre i, chapitre vii, « L’enfant est pêcheur »


Par Dominique Cuny 
Psychologue Clinicien, Psychanalyste
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